mardi 14 juillet 2020

"Nos corps érodés" - Valérie Cibot

Ceux qui vivent sur l'île ont vu le sable leur passer entre les doigts et ils ne l'ont pas retenu. Pendant des millénaires le ciel avait été blanc, les grains tenaient à la dune, du bleu en larges aplats se déposait au-dessus des rangées de pins et des falaises calcaires. Personne ne se méfiait. Ensuite les blockhaus ont été construits et tout a été modifié. Depuis soixante-quinze ans qu'ils ont pris place dans le paysage, le monde autour d'eux s'effrite, grain à grain, et ceux qui vivent sur ce bout de terre regardent ailleurs. Plus tard, un ciel mauve va recouvrir l'île. Un ciel d'aube et de crépuscule, de pétales de rose et de bruyère, un ciel de nacre et de taffetas pourpre. Un ciel qui ne ressemble à rien. Qui n'annonce rien. La seule certitude, c'est qu'il vient après l'érosion, quand il ne reste plus que des miettes de croûte terrestre, que tout a été rongé.
Mona, géologue passionnée, retourne sur l'île de son enfance pour prévenir les habitants de l'urgence de s'organiser pour éviter les catastrophes dues à l'exploitation de l'île, son érosion progressive. Mais ces gens sont là depuis longtemps, c'est leur île, il ne faut pas leur dire quoi faire, il ne faut pas parler de changement, il ne faut pas brusquer, et encore moins laisser une femme presque étrangère les mener en bateau. La violence qui suit, comme une vendetta personnelle, l'ignorance et l'insouciance, tout vient frapper comme une vague de tempête sur les rochers, jusqu'à casser le corps, l'esprit, jusqu'à une sorte d'ivresse collective, jusqu'à ce que le monde les engloutisse.
C'est son corps sans se hâter, une transe trop tranquille, mille brisures enchâssées dans un voile de particules. Le sable se soulève. Que fait son corps ? Autour du sable, sans musique, pas même celle des vagues, elle bouge. Multitude de nos solitudes : celle du corps. Celle du vent. Celle du sable. Elle creuse. Autour du blockhaus. Un espace fait de rehauts, d'esquives, de figures contraires. Au-delà de l'air. Loin du vide. Le vide se remplit de cette part de son corps, décomposée et recomposée, proche du rêve, de la chute.
Tout un vocabulaire de la Terre, du roc, du sable et de la mer, des microcosmes écologiques, du mouvement de la vie, de l'inexorable, du geste, de l'humain, salement humain. Le récit commence comme un pamphlet alarmiste, comme une présentation d'une île qui a connu la guerre et qui connaîtra la destruction. Puis un coup dans la nuque, un éclat d'une violence extrême, et le corps et l'âme qui s'engourdissent, et tout devient métaphore, danse, chant, cri, pensée, vent, vague, vague à l'âme, instabilité, flou.
Sous le cartilage, là où les articulations de la main et de l'avant-bras se rencontrent, une raideur. Les os changés en roche. La jointure du poignet, son nom sérieux c'est le carpe. J'imagine les ondulations des nageoires, les branchies qui s'ouvrent et se ferment sur les côtés, les gestes aquatiques. L'écume se brise en flocons et me recouvre tout entière. Envie de sombrer comme un brise-lames, la tête la première.
Valérie Cibot écrit comme un ermite, bulot accroché à son rocher, qui lèche le sel sur la pierre et se satisfait du roulis de l'eau, qui s'enfoncerait dans la vase plutôt qu'avoir à faire aux humains, aux hommes surtout. L'humanité dans son livre est sombre, vieillissante, grinçante, redoutable, tranchante, irascible, dégueulasse, conservatrice, immuable - on voudrait s'en débarrasser pour laisser l'île respirer : ce n'est pas la Terre qui doit disparaître mais ceux qui la détruisent, qui détruisent le sol à même leurs pieds, scient la branche sur laquelle ils bâtissent leur vie.
Les terrains disponibles ne manquaient pas, mais faire venir les matériaux coûtait cher, très cher. Prendre le sable de l'île coulait de source. Les élus ont autorisé la construction de carrière le long du bras de mer pour extraire les granulats, les lourdes tractopelles ont raclé jusqu'au dernier grain tandis que la dune se déplaçait au gré des barrages, sans cesse repoussée, malmenée, jusqu'à ce que le sable vienne à manquer. Les plages du côté ouest de l'île, les plus exposées au marnage, se sont trouées. Le sol s'est affaissé. La dune a reculé avant de pencher vers l'avant. Des cuvettes se sont creusées dans la vase à marée basse sans que jamais ensuite l'eau ne revienne les combler.
Le livre est tantôt d'une dureté âpre, cassante comme deux silex qui s'entrechoquent, tantôt d'une poésie douce, contemplative, mélodique et rêveuse. Les mains des hommes qui brisent, les pétales de fleurs qui enflamment le ciel. Moitié politique moitié plus rien à foutre. Une ode qui fait mal, qui ouvre le ventre comme un poisson à qui l'on enlève les arrêtes, une chanson amère au beurre salé, qui vous rappelle à l'ordre, vous remet à votre place, une transe hallucinatoire, qui vous confond avec le paysage.
Devenir lichen, algue, cormoran, krill, vent, sable, sel, océan, dune, coquillage, blockhaus. Se laisser diluer. Ne plus s'appartenir.

par Mrs.Krobb

Nos corps érodés de Valérie Cibot
Littérature française
Inculte, mars 2020
14,90€

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