Car Madame l'Hôtesse faisait collection d’œufs : œufs de marbre, de jaspe, de jade, œufs de Fabergé, en verre soufflé de Murano, en cinabre vermillon, en céramique Satsuma, en émail cloisonné, œufs filigrané, laqué, marbré, à résille dorée... C'était beau, c'était coloré. À mille lieux des petites laideurs mesquines de ces dames - reposant. Alors elle s'attardait, déployait des trésors d'imagination. Partir habiter les œufs, projetant son corps, cassant les angles aigus de son corps, lovant son corps dans la courbure parfaite de l'habitacle. Corps fœtal.
Le livre retrace la vie et le parcours artistique et affectif de l'artiste Niki de Saint Phalle, entre une mère dure et mesquine et un père incestueux, avec son premier mari et ses deux enfants, quittés tous pour aller faire exploser son art sous les coups de la carabine avec son futur amant Jean Tinguely. Avec que du texte et sans image, nous découvrons l'étendue du talent, de la rage, de la fougue, de la créativité, de la révolution artistique de cette femme qui paraît toujours trop belle et trop fragile pour dynamiter la vie. Utilisant son art pour sortir de la dépression, des traumatismes, des conventions, de l'ennui, pour exister, ériger, entre maisons-courants-d'air et ventre de l'Impératrice dans le Jardin des Tarots.
Peut-être que les couleurs de Niki c'est du carnaval aussi ? Un costume qu'elle enfilerait, follement gai, terriblement menteur, pour prétendre qu'elle a envie de faire la fête, chanter et rigoler très fort, même si, en vrai et pareil que maman, elle préférait aller se fourrer au fond du lit en croquant des médicaments pour dormir aussi profond qu'une morte. Il secoue la tête. La maîtresse et les autres ne savent pas. Ne peuvent pas savoir. Que les couleurs sont en réalité des tristesses noires qui se griment en Arlequin pour s'assurer qu'on ne les reconnaisse pas : un désespoir qui voudrait passer incognito.
Caroline Deyns a écrit ce livre comme un patchwork, intégrant narration biographique romancée à la troisième personne, interviews fictives de personnes qui auraient connu l'artiste (boulangère, femme de ménage, "faiseuse d'ange", etc.) et également des bribes de vies d'autres personnes, fictives toujours, pour ajouter une autre dimension encore, appuyer le propos, déplacer le contexte. Parfois des citations de Niki elle-même, tantôt des explications de son œuvre. Bref, une mosaïque, là encore, trencadis de la vie de Niki de Saint Phalle, racontée avec émotions, complicité, familiarité, en chuchotis et en fracas, l'artiste dans toute sa lumière et son ombre, fragmentée comme autant de petits éclats de miroir.
Trencadis est le mot (catalan) qu'elle retient. Une mosaïque d'éclats de céramique et de verre, lui explique-t-on. De la vieille vaisselle cassée recyclée pour faire simple. Si je comprends bien, le Trencadis est un cheminement bref de la dislocation vers la reconstruction. Concasser l'unique pour épanouir le composite, broyer le figé pour enfanter le mouvement, briser le quotidien pour inventer le féérique, c'est cela ? Elle rit : ça devrait être presque un art de vie, non ?
Je ne connaissais de l'artiste que ses oeuvres les plus connues, et notamment parce que j'allais souvent à cette fontaine, avec ses sculptures mouvantes, colorées, bizarres, que j'adorais, qui me fascinaient. Je l'ai découverte totalement ici, et Caroline Deyns réussit à la rendre puissamment vivante, humaine, faillible, résolue, courageuse, folle, talentueuse, amoureuse. On pourrait presque la toucher du bout des doigts, on la sent à l'intérieur de nous comme si nous étions soudain ses fameuses sculptures géantes, cathédrales carnavalesques, hymnes aux femmes (brisées).
« J'étais comme entraîné, happé, dévoré par le spectacle de cette fille folle de rage, folle tout court, qui se déchargeait de je ne sais quelle rancune de la manière la plus miraculeuse qui soit - en créant quelque chose - afin d'éviter le pire : se faire sauter le caisson. C'était tellement étrange ce truc qu'elle avait choisi de diriger, à la fois festif et dévastateur, convivial et égocentré, car nous n'étions, tous ces types et moi, j'en avais bien conscience, que de bêtes petits troufions œuvrant pour la combler oui, pour voir gigoter dans le fin fond de son iris bleu un bonheur effroyable qu'on aurait pris pour une espèce de résurrection. »
C'est splendide, horrible, sublime, agonisant, tout ça à la fois. Ça prend aux tripes, puis se pare d'une petite légèreté, ça prend aux moeurs, ça avive la curiosité, ça fait mal aux articulations et ça invite à l'imagination. Un récit fort en contrastes, entre noirceur, blancheur et couleurs. Une biographie très vivante, créative, audacieuse, dérangeante un peu, parfois, que j'ai beaucoup aimé lire, et découvrir une artiste qui me touche énormément. Une femme écrite par une femme, et ça se sent.
Niki de Saint Phalle j'existe en taille XXL - propre à écrabouiller les en-travers de sa route, les empêcheurs de sculpter en rond. De cela, ces créatures géantes nées de ses mains, soudain elle se sent la prisonnière, la gisante asphyxiée. Des tonnes et des tonnes de laine de verre et de résine et de plâtre pour charger sa poitrine jusqu'à suffocation.
par Mrs.Krobb
Trencadis de Caroline Deyns
Littérature française
Quidam, août 2020
22 euros
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire