lundi 6 août 2018

"Les Heures rouges" - Leni Zumas

Avant de vous parler du livre, un bref rappel des actualités : en Argentine, les femmes soulèvent un foulard vert pour manifester pour que le droit à l'avortement (500 000 avortements clandestins chaque année) soit légalisé en août par les sénateurs ; en Belgique, un projet de dépénalisation et de renforcement du droit à l'interruption volontaire de grossesse ; en Irlande, l'avortement vient juste d'être légalisé... (je ne fais pas la liste exhaustive, elle est très longue)
Il est aussi question de renforcer les cours d'éducation sexuelle à l'école. Et voici pourquoi tout ceci est important.
Lorsque le Congrès a proposé le vingt-huitième amendement à la Constitution des États-Unis, et qu'il a été soumis aux votes des États, la biographe a écrit des lettres à ses représentants. Elle a participé à des marches de protestation à Salem et à Portland. Elle a fait des dons au planning familial. Mais elle n'était pas si inquiète que ça. C'était sûrement une comédie politique, une surenchère de la Chambre des représentants et du Sénat ligués avec le nouveau président amoureux des foetus.
Or trente-neuf États avaient voté la ratification. Les trois quarts de la majorité. La biographe avait regardé l'écran de son ordinateur éclaboussé par cette nouvelle et revu les panneaux brandis lors des rassemblements (ÉLOIGNEZ VOS ROSAIRES DE MES OVAIRES ! SORTEZ DES SENTIERS BATTUS !), elle avait pensé aux pétitions en ligne, aux articles d'opinion des célébrités. Elle ne parvenait pas à croire que l'amendement sur l'identité de la personne était devenu une réalité alors que tant de citoyens s'y opposaient.
Le roman de Leni Zumas prend place aux États-Unis, dans un futur que l'on imagine très proche et surtout probable, et met en scène quatre personnages principaux, qui sont des femmes : la biographe, l'épouse, la guérisseuse et la fille. Cinq, si l'on compte le sujet du livre de la biographe, qui est une exploratrice du XIXe siècle. Ces femmes se connaissent toutes, de près ou de loin, et sont toutes en souffrance. En souffrance parce que la société ne leur permet plus d'exercer leurs droits les plus fondamentaux, celui de disposer librement de son corps, de sa sexualité, de choisir d'avoir ou non des enfants, de choisir d'être en couple ou non pour avoir des enfants, de rester ou non en couple, quand on a des enfants. Bref, une blessure profonde, induite par un monde régi par des hommes qui n'aiment pas les femmes, et qui les font nourrir une sorte de petite haine entre elles, se jalousant tour à tour pour des choses qu'elles ne peuvent pas / plus avoir.
L'an dernier l'une des élèves de terminale s'est jetée au bas de l'escalier du gymnase, mais, après s'être cassé une côte, elle était toujours enceinte. J'espère, a dit Ro/Miss en cours, que vous savez qui sont les responsables de cette côte cassée : les monstres du Congrès qui ont voté l'amendement sur l'identité de la personne et les lobotomies ambulantes de la Cour suprême qui ont invalidé l'arrêt Roe v. Wade. « Il y a deux ans à peine, a-t-elle rappelé - crié, en réalité -, l'avortement était légal dans ce pays, mais aujourd'hui nous en sommes réduites à nous jeter au bas de l'escalier. »
Le monde décrit est rude et cruel pour les femmes, mais c'est exactement ce qui se passe encore aujourd'hui dans de nombreux endroits. Et il est important d'ouvrir les yeux là-dessus, de comprendre les enjeux et de se rendre compte de toutes les vies détruites, de toutes les dignités souillées, de toutes les violences faites au corps et à l'esprit, du déni et de la haine. La vie de l'une ne tourne plus qu'autour des enfants, parce que c'est l'épouse et que c'est son job, même si ce n'est pas une source de rémunération, et que ça la rend dépendante de son mari. L'autre souhaite plus que tout avoir un enfant toute seule, mais son terrain corporel est hostile et les administrations et médecins le sont également, envers elle, pour être célibataire, pour avoir la quarantaine. Une autre encore est moquée pour sa vie d'ermite, son apparence de clocharde, son métier de sorcière, et elle soigne les femmes en secret, celles qui n'ont plus d'autres recours, et on l'accuse de tous les maux, même les plus irrationnels. La dernière est encore jeune, et bientôt habitée, malgré sa volonté, et il faudra bientôt, peut-être, devenir une criminelle envers la loi, si elle veut juste poursuivre ses études, disposer de son corps, même pas encore majeure. Et c'est sans compter les autres, les femmes battues, les jeunes emprisonnées, celles qui doivent publier sous des pseudonymes d'hommes...
Je vois le nom de Harry sur mon article dans Transactions philosophiques de la Royal Society of London, et je bous de colère. Il est de moi, mais tout le monde l'ignore. Les lecteurs ont pris connaissance des faits transmis, qui ont plus de valeur que ma petite personne ; mais avec cet éclat de verre logé en moi, je ne trouve pas le repos. Je voudrais aller voir sir George Gabriel Stokes de la Royal Society of London, lui montrer mes moignons de doigts, et lui dire : « Je les ai donnés en échange de ces faits. »
C'est un roman écrit par une femme, pour les femmes (principalement), auquel chacune est libre de pouvoir s'identifier, de se sentir plus proche des autres femmes, de comprendre le combat incessant, et surtout pour se rendre compte que les droits des femmes ne sont jamais acquis, même s'ils ont été gagnés durement. Leni Zumas n'hésite pas à parler de sujets intimes, parfois tabous, parfois très banals dans la vie d'une femme, et qui n'ont pas forcément leur place dans les romans lambdas : les règles, les tampons, la grossesse, le corps après la grossesse, l'insémination, l'ovulation, "l'horloge biologique", l'avortement, l'adoption...
Est-ce qu'ils vous fournissent des tampons en prison ? Peut-être que Gin Percival n'en a pas pris avec elle. Et s'ils se trompent de taille et lui donnent un mini alors qu'elle a besoin d'un Super Plus ? Yasmine a guidé Mattie par téléphone quand elle a perdu un tampon à l'intérieur de son vagin. Elle lui a expliqué comment trouver les muscles qui l'expulseraient : « Imagine que tu te retiens de faire pipi. »
Et surtout, ce que pointe l'autrice, c'est que la bienveillance féminine (envers les autres femmes) peut être mise à mal lorsque tout dans la société fait qu'il faut aux femmes sans cesse se comparer, envier les autres, avoir un statut, être une bonne mère, une bonne épouse, une femme sans faille, une fille modèle, une femme comme il faut, avoir un ou deux enfants, écrire des choses de femmes... Elle montre aussi que le pouvoir masculin et le sexisme en général nourrit forcément un dégoût des hommes, vous isolant alors de chacune et de chacun, vous laissant assumer des rôles qui ne vous conviennent pas.
Au cours de l'heure écoulée, les enfants :
se sont roulés par terre en se tapant dessus ;
ont
mangé un reste de pop-corn mélangé à du yaourt au citron ;
demandé à l'épouse s'ils pouvaient regarder encore la télé ;
vu leur demande rejetée ;
navigué et joué avec leurs peluches :
renversé le lampadaire ;
perdu un cil ;
demandé à l'épouse pourquoi son anus flotte dans l'espace alors qu'il devrait être dans son derrière ;
frappé et palpé ;
demandé à l'épouse ce qu'il y avait pour le dîner ;
appris qu'il y aurait des spaghettis ;
demandé à l'épouse quelle est à son avis la meilleure sauce pour des spaghettis à la fesse.
Bref, la Femme Sauvage se réveille, elle n'est jamais loin.
La mer ne demande pas de permission, elle n'attend aucune consigne. Elle ne souffre pas d'ignorer ce qu'elle est censée faire exactement. Aujourd'hui ses hautes vagues, ourlées de lambeaux d'écume blanche, se fracassent contre les éperons d'érosion marine. La mer en furie, disent les gens, mais selon la biographe c'est une erreur d'attribuer un sentiment humain à une masse si inhumaine en soi. L'eau se déchaîne pour des raisons qu'ils ne savent pas nommer.

par Mrs.Krobb

Les Heures rouges de Leni Zumas
Littérature américaine (traduction par Anne Rabinovitch)
Presses de la Cité, août 2018
21 euros

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