« Elle t’a fait le truc du balai ? Non ? Qu’est-ce qu’elle fait maintenant ? Non. Quand j’étais petit – je devais avoir huit ou dix ans, je ne sais plus -, elle me faisait asseoir dans la cuisine, elle attrapait un balai, elle se mettait à balayer le sol comme une furie et elle me demandait quelle partie était pour moi la plus élémentaire, la plus fondamentale, la brosse ou le manche. La brosse ou le manche. Et j’étais là, oppressé et hésitant, et elle passait le balai de plus en plus fort, ça me rendait nerveux et finalement je disais que je pensais que c’était la brosse, parce que si tu as envie tu peux balayer sans le manche, juste en tenant la brosse, et alors elle me flanquait un coup qui m’éjectait de ma chaise et elle me hurlait dans l’oreille des trucs comme, « Haha, c’est parce que tu veux te servir du balai pour balayer ! C’est à cause de la fonction que tu veux donner au balai ! » Et ainsi de suite. Et que si on voulait se servir du balai pour casser une vitre, alors le manche devenait l’essence fondamentale du balai. »L'intrigue principale du roman tourne autour de deux personnages : Lenore Beadsman, la vingtaine dans toute sa fraîche beauté, issue d'une famille phare de l'industrie mais surtout d'une famille de barges de génération en génération (presque toutes représentées ici), et son patron, Rick Vigorous, qui est aussi son amant et bien moins vigorous qu'il n'est permis de le penser, personnage relativement grotesque à la tête d'une maison d'édition qui n'édite pas grand chose. Les manuscrits fictifs viennent de temps en temps ponctuer le récit de base pour créer une mise en abyme toujours plus spectaculaire dans le désespoir et la fatalité. Les autres personnages clés sont : un psy névrosé qui attache ses patients sur des fauteuils éjectables, une arrière-grand-mère qui fugue avec vingt-cinq résidents d'une maison de retraite, un homme qui voudrait être tellement gros qu'il engloutirait l'univers entier, un perroquet qui se met à parler grâce à un extrait de glande pinéale bovine, etc, etc.
L'histoire en elle-même est assez décousue pour qu'elle ne soit pas spécialement le fil conducteur du livre, laissant la vedette à l'absurde, au cynisme, à la folie de l'Homme, à son incapacité à vivre avec l'Autre, à ses névroses, sa religion souillée par les paillettes, à son environnement tout à fait anti-naturel, à ses déviances sexuelles, ses thérapies familiales... Tout y passe, sans aucune pitié. Le portrait que l'auteur fait de son contemporain est volontairement exagéré, parfois légèrement surnaturel, mais il n'en est alors que plus authentique, et si l'on y trouve un côté un peu biographique, on peut aisément comprendre la difficulté pour quelqu'un comme lui de se satisfaire d'un monde comme ça.
C'est un écrivain que je place aux côtés de Tom Robbins et de Chuck Palahniuk, mais dont la plume se démarquera toujours plus de par son incroyable complexité, voire même totale excentricité. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle ses livres mettent si longtemps à être traduits, si l'on prend en compte les jeux de mots, les subtilités de langage, les notes en bas de page, les références inconnues... J'attends de pouvoir lire Infinite Jest, son roman de plus de mille pages, considéré comme une des pierres de l'édifice de la littérature américaine actuelle, à paraître (bientôt ?) dans sa version française.
Il fait partie de ces gens avec qui j'aurais aimé pouvoir avoir de longues discussions philosophiques et sarcastiques sur le Monde, les choses, la vie, les gens, sur la fonction du balai et sur la fonction d'un livre, sur sa capacité à tout chambouler sans que rien en change, et pourtant. Pavé dans la mare ou météorite dévastatrice, à vous de voir.
Bonus pour en savoir un peu plus sur l'auteur et sur son oeuvre :
- Le balai du sorcier (Libération)
- David Foster Wallace et son mythe (Les Inrocks)
- Peur de lire la Plaisanterie Infinie de David Foster Wallace ? (en deux parties)
- Hommage à l'auteur en forme de lettre ouverte (Ollendorf et desseins)
par Mrs.Krobb
La fonction du balai de David Foster Wallace
Littérature américaine (traduction par Charles Recoursé)
J'ai lu, avril 2014
9,90 euros
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