lundi 25 juin 2018

"Le Jour des corneilles" - Jean-François Beauchemin

Nous logions, père et moi, au plus épais de la forêt, dans une cabane de billes érigée ci-devant le grand hêtre. Père avait formé de ses mains cette résidence rustique et tous ses accompagnements. Rien n'y manquait : depuis l'eau de pluie amassée dans la barrique pour nos bouillades et mes plongements, jusqu'à l'âtre pour la rissole du cuissot et l'échauffage de nos membres aux rudes temps des frimasseries. Il y avait aussi nos paillasses, la table, une paire de taboureaux, et puis encore l'alambic de l'officine, où père s'affairait à extraire, des branchottes et fruits du genièvre avoisinant, une eau-de-vie costaude et grandement combustible. 

Juste après que sa mère soit morte en couches, l'enfant connaît ses premières épreuves : son père le laisse une journée entière dans le terrier d'une marmotte. Ce sera son premier contact physique et chaleureux et pratiquement le dernier. Vivant tous deux dans une cabane reculée dans les bois, à l'ancienne, à la dure, père et fils se serrent les coudes pour survivre.
Mais ce corps, quoique baraqué, souffrait en sa partie la plus élevée et souventes fois la plus utile, le casque, d'un trouble étrange : lorsqu'il était entièrement éveillé et même affairé à besognes, père recevait parfois en revêtement la visite de gens qui lui faisaient la conversation, à laquelle il rétorquait avec des mots que je ne lui connaissait guère coutumièrement. Plus alarmants étaient les grognements, gesticulades et agitations de démoniaque accompagnant alors son parler. Mais le pire résidait ailleurs. En effet, les gens de père, quand ils s'emparaient de lui, le forçaient aux actes et missions les plus insensés. Père, comme sous l'empire de quelque magie désastreuse, formait dès lors l'ambition d'exaucer ses gens, ce qui le menait, Monsieur le juge, au-delà des limites raisonnables de l'agissement humain.
Sauf que le père, lui, ses sentiments et sa raison il les a enterrés en même temps que la mère, et du coup il a tendance à perdre un peu la boule, à exiger des choses qui semblent n'avoir aucun sens et qui au final sont juste pour rappeler à quel point la mère était tout comme il faut. Là commence donc la quête du fils : retrouver l'amour. Mais qu'est-ce que l'amour ?
« Toi qui ne perçois que si peu l'image des morts, aperçois-tu au moins, ci-haut, celle des vifs ? Vois-tu l'image des vifs, Père ? Les vois-tu, eux et leur cœur tout palpitant et impatient de trouver en leurs semblables la marque du sentiment ? Ne vois-tu pas qu'ils ne peuvent convenablement exister sur terre si ce sentiment ne transparaît et ne se rend jusqu'à ce cœur ? Ne vois-tu pas que bourgeois et créatures rendent l'âme petit à petit s'ils ne sont abreuvés de la sève du sentiment ? Et ne vois-tu pas que décéder ainsi, morceau par morceau, durée par durée, asséché par manquement d'affection, est pour eux un sort bien plus funeste que celui réservé à ceux que la mort prend rondement ? »
L'histoire est dure, cruelle et parfois insoutenable. Ce qui permet de s'y raccrocher, c'est cette allure de conte initiatique, de fable intemporelle - on ne sait pas vraiment à quelle époque on se situe, tant les personnages sont coupés du monde. Ils sont à la fois les idiots du village et les héros aux milles visages, on ne sait jamais trop, et de leur histoire on n'apprend rien, si ce n'est tout à la fin. Et alors, tout s'éclaire. Mais ça ne finit quand même pas très bien.
Je le suppliais : « Père, il faut te plier à mon école, malgré ta déplaise. Sans quoi ton effroi de l'outre-monde ne tarira qu'à la Saint-Glinglin. Est-ce là ce que tu ambitionnes ? D'aborder ton moment dernier encore tout aussi trembleur que fillette égarée noctantement en forêt ? »
La mort est omniprésente dans ce récit. D'abord, c'est la mère qui meurt, la présence aimante, féminine, rationnelle, apaisante (très symbolique ici). La lueur de jour, la lumière des étoiles. Puis, c'est l'amour qui meurt. Et aussi les saisons, dont le cycle passe forcément par une sorte de mort. Et les petits animaux, morts pour être mangés. Le langage : mort. La civilisation : lointaine et comme morte. Il n'y a guère plus que des ombres et des tremblements, et cette sensation de mort imminente qui terrorise le père, lui qui n'a peur ne rien ni de personne. Mais surtout : les morts vivent tout autour d'eux, et le fils les voit, les entend, même, lorsqu'ils jouent quelque musique.
Si j'avais su que discours est comme clôture à troupeau : qu'il restreint la dispersion de soi, et en autorise l'agroupement, et en favorise le guet et la meilleure connaissance. Oh ! si j'avais pu connaître à plus hâtive heure la parole qui nomme toutes choses, y compris amour, et ainsi leur donne corps et forme concrète, si concrète qu'on peut désormais voir, voir toutes choses ! Ah ! si j'avais su que vocabulaire est ainsi que le drap posé sur le fantôme, lui donnant apparences et dehors, et lui retirant enfin sa détestable invisibleté !
Puisque j'ai parlé de la mort du langage, parlons verbe. Le père parlant très peu, le fils souffre d'un manque terrible : celui de s'exprimer, de mettre en mots ses ressentis, de comprendre les concepts, d'aborder les choses dans leur vérité. Jean-François Beauchemin, dans la peau du narrateur, du fils analphabète, a ressuscité un genre d'ancien français pour les besoins de ce livre (ce qui pourrait donc donner une indication de temps, finalement), et en a fait la langue de l'innocence, de la naïveté, en a réarrangé les mots, dans un mélange qui semble à la fois savant et balbutiant. Ceci il le maîtrise très bien, et j'irai jusqu'à dire que c'est un des atouts de ce livre, un trait de curiosité.
Comment avais-je pu vivre dans ce monde-là ? Encore même aujourd'hui je ne peux éviter de songer : père se représentait la mort comme domaine de terribleries, d'alarmes, de disgrâces et de grimaces. Mais à la vérité, n'est-ce pas plutôt le fief des vifs lui-même qui est le plus terrible ?
Bref, j'aurais mis du temps avant de me lancer dans cette lecture, parce que je pressentais déjà que c'est un livre à faire froid dans le dos, certainement, avec des allures moyenâgeuses. De quoi recommencer à avoir peur du noir, peut-être. Et en même temps un livre qui dégage une certaine sérénité, une capacité de résilience incroyable, et quelque poésie. On me souffle à l'oreille qu'une adaptation en dessin animé a vu le jour en 2012 - et j'ai du mal à imaginer qu'on ait pu en faire une histoire pour enfants, mais il semblerait qu'il ait eu bonne critique.

Bonus : extraits 1, 2, 3, 4

par Mrs.Krobb

Le Jour des corneilles de Jean-François Beauchemin
Littérature québecquoise
Libretto, août 2013
8,10 euros

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