lundi 10 septembre 2018

"L'Arbre-Monde" - Richard Powers

Le visage d'Adam rougit à en effacer ses taches de rousseur. Au bord des larmes, dans l'étau d'une impossible responsabilité, s'efforçant de sauver les autres d'erreurs aux conséquences terribles, il s'écrie : « Et si on se trompe ? »
Leur père continue de feuilleter le guide. « Qu'est-ce que tu veux dire ? »
C'est Jean qui répond. Elle a toujours fait l'interprète pour son petit frère, avant même qu'il apprenne à parler. « Ce qu'il veut dire, c'est : comment être sûr de choisir le bon arbre pour le nourrisson ? »
Leur père balaie l'idée parasite d'un revers de main. « Il suffit d'en choisir un joli. »
En larmes, Adam ne s'en laisse pas conter. « Non, papa. Leigh est un peu penchée, comme son orme. Jean est droite et bonne. Emmett, dur comme l'ostryer, il suffit de le regarder ! Et mon érable rougit comme moi. » 


L'Arbre-Monde commence en petites nouvelles - assez conséquentes, quand même - qui place le décor aux États-Unis, principalement, avec différentes familles, personnes, sur une ou plusieurs générations, avec cette particularité : celle d'être tous et toutes relié•e•s à un arbre bien précis, que ce soit une graine plantée par les pionniers, l'arbre familial planté dans la cour, l'arbre désigné pour représenter chacun des membres de la famille, l'arbre comme passion, l'arbre comme voix chuchotée dans l'oreille. Et ça pourrait être très bien comme ça : Richard Powers a clairement l'art de bien raconter, que ce soit au niveau humain ou arboricole. Mais il ne s'arrête pas là : une fois ces nombreux personnages bien installés, on se rend compte que tout arbre isolé qu'ils étaient, leurs racines se rejoignent sous terre, pour finalement se rencontrer, par hasard ou par destin c'est selon, pour le meilleur ou pour le pire, mais surtout : pour sauver quelque chose, quelque chose de grand, qui dépasse l'entendement humain.
Des messages sourds émanent de l'écorce contre laquelle elle s'appuie. Des sémaphores chimiques transmettent dans les airs. Des courants s'élèvent des racines qui agrippent le sol, relayés sur de grandes distances par des synapses fongiques reliées en un réseau grand comme la planète.
Les signaux disent : Une bonne réponse mérite d'être réinventée de zéro, encore et encore.
Ils disent : L'air est un mélange que nous devons continuer à produire.
Ils disent : Il y a autant sous terre qu'au-dessus.
Ils lui enseignent : N'espère ni ne désespère ni ne prédis ni ne te laisse surprendre. Ne capitule jamais, mais divise, multiplie, transforme, unis, agis et endure comme tu l'as fait tout au long du jour de la vie.
Il est des graines qui ont besoin du feu. Des graines qui ont besoin du gel. Des graines qui doivent être avalées, gravées à l'acide digestif, expulsées comme des déchets. Des graines qui doivent être écrasées pour s'ouvrir et germer.
Un être peut voyager partout, à force d'être immobile.
Véritable pamphlet de la société, fable écologique, course contre la montre, ce livre oscille entre la guérilla humaine et l'immobilité des arbres, entre humains et non-humains. Un savant mélange qui réunit à la fois Peter Wohlleben avec La vie secrète des arbres et l'éco-terrorisme d'Edward Abbey dans Le Gang de la clé à molette. J'ai aimé à la fois la sérénité, la beauté, l'ingéniosité et l'incroyable complexité qui suinte des longs passages amoureux sur la forêt, les arbres, les plantes, l'écosystème dans son ensemble, et la puissance, la radicalité, la volonté et la singularité qui se dégage des personnages.
Même bébé, il détestait qu'on le prenne dans les bras. Chaque étreinte est une prison molle.
Les Graham rient de voir le gamin filer en courant. Du palier, à mi-hauteur de l'escalier, Adam entend sa mère chuchoter : « Il est un peu attardé, sur le plan relationnel. La médecin scolaire nous a dit de faire attention. »
Le mot, se dit-il, signifie exceptionnel, peut-être doté de super-pouvoirs. Que les autres doivent manier avec précaution. Une fois en sécurité dans la chambre des garçons, tout en haut de la maison, il demande à Emmett, qui a huit ans - presque une grande personne : « C'est quoi, attardé ?
- Ça veut dire que t'es un mongol.
- C'est quoi ?
- Pas comme les gens normaux. »
Ce qui convient très bien à Adam. Il y a un truc qui ne va pas chez les gens normaux. Ils sont loin d'être les meilleures créatures au monde.
Parce que les personnages, parlons-en : avec une parité au poil entre hommes et femmes, chacun étant tout aussi important que l'autre, avec une réelle personnalité, et surtout, des gens de couleur, des gens handicapés mentaux ou moteurs, des jeunes et des vieux, des utopistes, des réalistes, des passionnés, des fatigués, des qui bougent aux quatre coins des États, des qui sont immobiles, comme des arbres. Ces personnages, souvent représentatifs de ceux qu'on exclut de la société, des non-normaux, sont relégués au même rang que les arbres : à abattre, à cacher, à replanter droit. Mais ici ce sont eux, les vrais héros. Comme les arbres.
« Le boulot de la psyché, c'est de nous maintenir dans une bienheureuse ignorance de qui nous sommes, de ce que nous pensons, de notre comportement dans telle ou telle situation. Nous fonctionnons tous dans un épais brouillard de confirmation mutuelle. Nos pensées sont avant tout façonnées par un noyau dur résiduel qui a évolué jusqu'au principe que tous les autres doivent avoir raison. Même quand on fait remarquer ce brouillard, nous ne sommes pas plus à même d'y trouver notre chemin. »
Richard Powers décortique l'individu et la société, à la fois dans le règle végétal et animal, et son point de vue est clair - et je le rejoins : Les seules choses fiables, c'est l'humilité et un regard attentif. Au fur et à mesure, l'entreprise humaine perd de son sens au profit de l'entreprise du monde telle qu'elle a commencé bien avant l'arrivée de cette espèce dégénérescente. Certes, il y a bien du progrès et de l'intelligence et des choses à garder. Prenons, par exemple, les nouvelles technologies, exploitées par Neelay, jeune homme en fauteuil roulant qui ressemble à un arbre, et qui depuis tout petit cherche à comprendre et explorer les possibilités infinies qu'offre un microprocesseur, un ordinateur, puis bientôt internet, et les algorithmes, les intelligences artificielles, qui se déploient en arborescence, et qui pourront peut-être donner les réponses aux questions du sens de la vie.
Il serait vain de répondre que les rivières et les forêts ne peuvent pas avoir un statut légal sous prétexte qu'elles ne peuvent pas s'exprimer. Les entreprises non plus ne peuvent pas s'exprimer ; pas plus que les États, les personnes morales, les nourrissons, les incompétents, les municipalités ou les universités. Ce sont des avocats qui s'expriment pour eux.
J'ai clairement eu un coup de cœur énorme pour ce livre. D'abord ravie par l'installation de ce décor aux facettes infinies et insoupçonnées, par la diversité livrée par l'auteur et ces personnages qui me ressemblent, puis : BOOM, une explosion en épiphanie ! Et ensuite, progressivement, la tristesse et le découragement, mais quand même : Richard Powers a eu beau prêcher une convaincue ici, il est clair qu'il arrive à raconter la nature de façon belle et amoureuse, à susciter des émotions fortes, à réveiller des revendications, à faire exploser d'empathie, à faire observer les choses de façon plus critique, mais aussi plus poétique. Son Arbre-Monde, roman scientifico-anarcho-hippie où tout est relié à tout, en est bien un à tous les niveaux explicites ou implicites, et ses racines le poussent très probablement vers un prix littéraire. Bref, merci merci merci. Est-ce que je le recommande ? Oui, à tout le monde.
« Tu es une femme heureuse, dit Dennis dans cette grande vallée entre question et affirmation.
- Aujourd'hui, oui.
- Tu aimes tous les gens qui travaillent ici. C'est rare.
- C'est facile d'aimer les gens qui prennent les plantes au sérieux. »
Mais Dennis aussi, elle l'aime. Avec ses gestes rares, son silence abondant, il brouille la frontière entre ces deux molécules presque identiques, la chlorophylle et l'hémoglobine.

Bonus : extraits 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16

par Mrs.Krobb

L'Arbre-Monde de Richard Powers
Littérature américaine (traduction par Serge Chauvin)
Le Cherche-midi, septembre 2018
22 euros

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