vendredi 26 octobre 2018

"Dernières lettres de Montmartre" - Qiu Miaojin

Cette lettre n'appartient peut-être à aucune partie de ce livre, lequel vit déjà sa propre vie, maintenant que j'en suis arrivée à la dixième lettre, il a trouvé son style, ses thématiques et son esthétique, le matériau et le découpage du texte abouti sont déjà dans ma tête, j'en ai déjà presque rédigé la moitié, l'esprit et la lettre s'en sont naturellement imposés. Cependant, il n'est déjà plus en mon pouvoir de te parler en toute simplicité, le contenu de ce livre s'est fait plus profond, plus intense, plus beau que la conversation que j'avais imaginée en direct avec toi et il semble qu'il faudra attendre que sa rédaction soit achevée pour que tu puisses en percevoir toute la beauté et le prix. Il n'aura rien d'une œuvre grandiose, mais ce sera sans conteste le travail térébrant et intense d'un jeune être qui explore son « tout petit domaine », un livre simple et pur.
Quel meilleur moyen de résumer ce livre si singulier ? Qiu Miajoin, l'autrice de ce texte, en a fait un mélange entre réalité et fiction, correspondance épistolaire et journal intime, en a mélangé l'ordre des lettres, explique qu'elles peuvent être lues de façon aléatoire, ou bien linéaire. Le livre se plaît à nous perdre, à nous jeter dans la confusion, entre le mélange des noms, des genres, les différentes relations amoureuses, entre l'amour et la haine, l'obstination et la résignation. Qiu - aussi appelée Zoë -, échange avec Xu, son grand amour, une jeune femme qui l'a à la fois comblée et trahie, qui semble lui avoir arraché son cœur, son âme. Et c'est à partir de cela qu'elle raconte, sa vie à Paris, exilée loin de chez elle, ses passions intimes ou artistiques, ses voyages, ses amies et amoureuses, son ambition littéraire.
Dans mes réalisations, je veux explorer les profondeurs de l'existence, appréhender l'humain et la vie, parvenir à les exprimer à travers mes recherches et ma création artistiques. Rien de ce que je réaliserai en dehors de cela n'est important, si une de mes œuvres peut atteindre l'objectif auquel je ne cesse de tendre intérieurement depuis le début de mon cheminement artistique, alors je n'aurai pas vécu en vain.
Je ne le cache pas, l'aspect décousu du livre m'a quelque peu perdue. Parfois intense, parfois traînant en longueur, parfois sautant du coq à l'âne, il est tout en rebond, en évocations diverses, en réflexions profondes et en force. L'autrice se livre à vif, s'éviscère presque, se laisse aller à quelques rêveries et états d'âme - en tout cas elle se livre, dans tous les sens du terme. Et en même temps, ce n'est pas tant au lecteur ou à la lectrice, et cela donne parfois l'impression de donner dans le voyeurisme, de lire ce qui ne nous est pas adressé.
Il ne serait pas faux, hélas, de dire que la correspondance qui constitue ce livre est aussi indéchiffrable qu'une page blanche et que l'intrigue s'est perdue en cours de route. Voilà ce que je n'arriverai pas à éclaircir : est-ce l'amour entre elle et moi qui nous a emprisonnées, ou nous-mêmes qui avons emprisonné notre amour ?
Le thème principal, donc, est l'amour. Un amour brisé, un amour profond, parfois dérangeant, probablement "pour la vie" - si l'autrice ne s'était pas suicidée quelques mois après la fin de se livre, ce qui ne manque pas d'être terriblement troublant, tant il y est fait mention au cours des lettres. L'amour entre deux jeunes femmes, un amour immature, cruel, fusionnel, déjà perdu, déjà lointain, déjà abandonné au profit d'un autre amour, plus sensuel, plus viscéral. L'amour lesbien, au milieu des années 90 et dans une culture qui le cache encore beaucoup. L'amour lesbien toujours questionné par les personnes hétérosexuelles, qui en font une phase, une lubie, un détour.
Elle a des bras longs et pleins de force, quand elle m'enlace elle pourrait faire sortir mon âme de mon corps, elle murmure à mon oreille de petites câlineries en français, sa langue m'électrise au sens propre, m'enflamme, l'âme qui était en moi s'échappe de mon corps et s'envole.
Qiu Miaojin explore aussi l'humain, dans sa beauté et dans ses vices, dans ses contradictions, dans ses absurdités, de même qu'elle s'observe elle-même, dans son parcours, dans ses tourments, dans ses sentiments, dans ses erreurs, dans ses relations. Il est aussi question, donc, de genre, d'orientation sexuelle, de sexe, même. C'est à la fois candide et mature, innocent et déjà désabusé. En milieu de parcours, elle amène même quelque souffle de spiritualité, de valeurs pures et ancestrales, un idéal à atteindre. Entre l'Europe et l'Asie, les mœurs changent, aussi. De même que les langues diffèrent, offrent une autre façon de voir les choses, un autre point de vue, parfois douceur ou rigidité.
La pureté. Le point exact où je veux atteindre : me dédier à un amour, à un maître, à une vocation, à une collectivité et à un mode d'existence ; c'est cela, la vie que je veux.
La sincérité, le courage et la vérité sont les seuls voies de salut pour l'être humain. C'est ce que j'ai appris de plus important en venant en France. Avec la sincérité, le courage et la vérité, on peut véritablement, quelle qu'en soit l'heure, affronter la mort et l'extrême douleur, physique aussi bien que mentale ; c'est aussi par la sincérité, le courage et la vérité que l'on peut résister à l'oppression sociale et politique, résister à l'autre.
Très sensible, à fleur de peau, à la fois brutal et délicat, ce livre, dernier témoignage de l'autrice qui est une sorte d'icône LGBT à Taiwan, dont on ne sait pas tellement où s'arrête l'autobiographie et la fiction, offre un grand moment de bouleversement, celui que peut vivre une jeune fille lesbienne esseulée dans un pays étranger, rêvant de réconforter et d'élever les gens autour d'elle. Avec une excellente préface, très bien écrite, et de nombreux éclaircissements de la traductrice en fin d'ouvrage.
Cette adoration est Parce que. Elle est la lumière éblouissante qui jaillit des Lettres, elle n'est pas céleste, elle vient des profondeurs des organes, du monde viscéral du sang embrasé, du coeur en feu, elle brûle tout sur son passage, elle n'a pas d'autre fin que sa faim, elle se dévore elle-même, elle n'écoute que sa douleur. À peine est-elle déclarée qu'elle s'avère inextinguible.
Qui en est frappée est vouée à sa fatalité. Au premier regard c'est déjà le dernier regard.
 - Hélène Cixous pour la préface 

Bonus : extraits 1, 2, 3, 4, 5

par Mrs.Krobb

Dernières lettres de Montmartre de Qiu Miaojin
Littérature taiwannaise (traduction par Emmanuelle Péchenart)
"Notablia" / Noir sur blanc, octobre 2018
17 euros

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