J'eus ensuite l'impression, non d'avoir rencontré un personnage produit comme tant d'autres par l'intériorité d'un auteur, mais une personne physique que j'avais d'abord vue, au point d'en recevoir l'haleine, avant d'être envahi par elle et occupé par ses convulsions. D'emblée il me parut clair que Beffroi exigeait de vivre anarchiquement dans mon univers, de se donner l'éducation qu'il lui plairait, de m'abandonner à l'envi, de me réinvestir à son gré, d'opposer à ma propre histoire sa version particulière de cette histoire, de décomposer et de recomposer selon son humeur le cours inexorable de mes obsessions.Marcel Moreau commence par parler d'ordure, du traitement de l'ordure, selon les pays, la culture, les moyens, le niveau de développement industriel/économique, et ce que ça dit, ce que ça reflète de l'humanité. Lui-même, jetant un oeil autour de lui, voyant sa propre ordure s'amonceler, peut-être pour finir par l'engloutir tout à fait, tel Beffroi, personnage fictif venu à lui alors même qu'il se trouvait à vomir dans une décharge. Le ton est donné. Il sera question de ce qu'il y a de plus ordurier.
Car oui, insurmontable est l'ordure de ce beau pays. Ordure qui happe qui harcèle qui halète. Ordure qui se prend dans vos jambes dans vos mains dans vos poumons dans vos tripes qui s'emmêle à vos organes à vos sens aux circonvolutions de votre cerveau ORDURE de la nuit qui véhicule ses groupuscules d'animalcules ORDURE du petit matin sur un pressentiment de sanies ORDURE exhibitionniste ouverte à tous bavarde intarissable ORDURE qu'on vous apporte sur des plateaux ORDURE dans le regard des riches sur le corps des pauvres ORDURE d'amour entre l'homme suffisant et la femme peureuse (...)Il y a aussi un contexte particulier, puisqu'on se retrouve propulsé.e en mai 1968, à Paris, entre les éboueurs et les étudiants, tentant de s'accorder contre les "fliques", en une entité unie et solidaire : le peuple en devenir et le personnel indispensable contre ceux qui sont clairement décrits comme presque l'armée nazie. Et pourtant, tous ridiculisés ici. La ville entière, ridiculisée. Dans sa platitude, son acceptation de l'inacceptable, son manque de fougue même dans ce qui est pourtant une des manifestations les plus remémorées, dans son ordure, ordure, ordure, dans ses costumes bien proprets qui cachent des pratiques contestables et détestables, dans sa culture du chiffre et du fichage, dans les ordures contre les ordures. Et tout le monde en prend pour son grade, Moreau lui-même en tant que personnage et auteur.
et assises jeunes et moins jeunes portant robes longues, penchant leur pâleur, leur laideur, sur grand livre de comptes et liberticide ; plaçant fiche contre fiche, examinant chiffres, photos, détails, y apportant ajouts, créant nouvelles fiches nouveaux chiffres pour nouveaux venus, chiffres qui grandissent, s'allongent, termites, 1, 2, 3, 4... jusqu'à nombres astronomiques, dossiers qui gonflent, resserrés autour des assises, leur prenant air-lumière-humour, monstres pansus nourris d'inscriptions froides ; et dedans millions d'hommes et de femmes pris en étau d'écritures lisibles, listes droites, purs alignements, comprimés en vain par cartonnages roses, épais, gras, jamais poussiéreux, envahissants, lourds ; et des charrettes de cartes perforées, et des pourceaux électroniques, qui se vautrent d'une table à l'autre, avec leurs millions d'hommes et de femmes troués, simplifiés, plus vite, plus facilement saisis, écroués .J'ai trouvé comme une ressemblance, d'abord légère, avec Les machines infernales du docteur Hoffman de Angela Carter, plus prononcée avec William S. Burroughs (Le festin nu, La cité écarlate) : quelque chose de franchement dérangeant, obscène même, furieusement organique, cauchemardesque, dégoulinant de partout de cette ORDURE dont Moreau tire la première partie de son livre, l'ordure des tréfonds de l'(in)humanité, viscérale, tripale, sexuelle, anale, le tout en un rythme qui défait les règles de l'écriture, un rythme endiablé. Parce que si Beffroi se trouve à dos de Dieu, vraiment à dos, alors c'est qu'il est forcément son contraire, son opposé, le diable lui-même, prenant possession de l'humain pour tout détruire. Beffroi comme un personnage archétypal, une entité démoniaque, qui fait perdre toute raison. Beffroi comme une mauvaise beuverie, quelque chose qui a mal tourné, comme une gueule de bois volcanique, comme un parasite qui dévore de l'intérieur, une hallucination destructrice.
ça viscose, ça gluose, ça crapatouillose, ça grenouillose-stuprose . et il pense à peu près : c'est-comme-si-je-voulais-vous-en-foutre-plein-la-gueule-de-mes-beffroimorphoses ; cela dit ou pas dit, il trébuche, grommelle, jure, grimpe un instant sur la décharge publique, hic ; oui, cette aventure fêle indéfiniment mon crâne ; partant de la raison débondée, changée en sources insolites, la folie cascade espièglement dans tout mon être ; effritant la résistance des muscles éduqués, adhérant sans avenir à mes moelles, elle dépose partout où elle passe un germe de déchaînementAdieu subtilité, DONC, du langage et de la philosophie, adieu belles tournures de phrases, bonjour violence gratuite et démesure. Bonjour chaos. Sensibilité s'abstenir. Dans La Violencelliste, il était déjà question de rythme, de quelque chose de viscéral et de charnel, mais ô combien incomparable avec ce livre sans retenue ni limite. Welcome to the Dark Side of Moreau. Je ne le cache pas, parfois c'était beaucoup trop pour moi - c'était le but, je pense. Aller trop loin, aller là où ça n'est pas acceptable, plonger tout entier dans l'ordure et l'impensable. Ne se contenter ni du peu ni du pas assez, dénoncer l'ordure par encore plus d'ordure. L'écriture impeccable et travaillée de Moreau devient ici locomotive incontrôlable, délaissant petit à petit structure, règles, attention millimétrée aux mots, ici déconstruits et reconstruits pour mieux leur donner direction et sens : tout droit, plus loin. De quoi faire cracher les psychanalystes. Bref, comme dirait José Maria dans le film Le jour de la bête, c'est... PUISSANT.
il dit qu'il est repu de sensations, recru de verbe, qu'il a envie de dormir, qu'il s'est assez surpassé, qu'il a vécu au plus fort de la vie, que maintenant c'est fini, qu'il peut se laisser couler doucement dans l'hébétude absolue, il croit m'apitoyer en me disant tout cela, eh bien il se trompe, n'a qu'à se démerder avec ces fléchissures, ses crépusculites, ses pantelances, ses mortorgies, non mais, regardez-moi ce porc effondré qui aima Bach et la bacchanale, le vin et le divin, femmes et flammes, le martial et le bestial, en quoi peut-il encore m'intéresser, et Moreau de glisser sur le sol, complètement abruti, tandis que Beffroi, plutôt que de faire le moindre geste pour le relever, l'étale un peu plus, de la pointe du pied, ne serait-ce que pour mieux le contempler, jouir de ce spectacle du combattant à bout de souffle ahon . ordure !Si vous n'avez encore jamais lu aucun livre de Marcel Moreau, je ne vous conseille pas de commencer par celui-ci, peut-être trop radical et un peu en marge du reste, bien que les thématiques soient souvent les mêmes, en filigrane. Néanmoins, si la violence, pure, gratuite, poussée à l'extrême, ne vous dérange pas, il y a ici quelque chose de magistral dans le traitement, une maîtrise et un rythme, même dans la cacophonie la plus totale. Et c'est ce sens du rythme, de la prose et même finalement de la poésie, de l'invention de mot, c'est cette INDOCILITÉ grandiose qui vient inaugurer la nouvelle collection si bien nommée « Les Indociles » des éditions Quidam, que je remercie encore une fois. Et si vous voulez une mise en bouche, avant de n'en plus avoir, je vous conseille de commencer, pourquoi pas, par Chaos de Matthieu Brosseau.
Marcel possède les mêmes initiales qu'Eminem et sait comme lui dompter la hargne et la punchline. Pas le slogan, ce « cancer du langage », mais l'aphorisme. You son of a Nietzsche ! Le Bourdon d'adoption fait surtout partie de ces rares écrivains que je n'aborde qu'avec les intestins noués, car il est diablement lyrique, Marcel, et plus encore lorsqu'il plonge à l'envi les deux mains dans le caca. Fécond, cela va sans dire, cette fois. Vous pensez bien qu'un type nommé Limon était quasi fait pour lui servir de pâte à crêpe.Bonus : extraits 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7
- Hans Limon, pour la postface
par Mrs.Krobb
À dos de Dieu de Marcel Moreau
Littérature française
Quidam, octobre 2018
16 euros
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