lundi 4 février 2019

"Des voix" - Manuel Candré

Je regarde la lune qui s'invite sur mon lit touchant presque mes pieds, j'entends aussi les bruits d'eau, nombreux, par lesquels elles arrivent, se servant de l'écoulement pour progresser le long des parois de salpêtre, composant une armée de rigoles serpentines qui se répandent au sol où elles se rejoignent en une série de mares longilignes dont, je le pressens, je le vois déjà, les bords innombrables finiront par se toucher à force de ramper les uns vers les autres et fondre les uns dans les autres pour former une vaste mer, caressée par la lune. La lune. Dans le combat que je livre à présent, je ne suis pas aidé par sa présence glissante qui a préparé le terrain de l'invasion. Les voix sont là. (...) Les voix grimpent. Sur le lit. Elles rampent, sautillent, glissent comme la Lune. Elles m'encerclent de telle sorte que je ne peux m'enfuir ni me sauver, elles sont intelligentes. L'une d'elles est parvenue jusqu'à mon oreille où elle s'est logée. (...) Tremblant de dégoût, je me réfugie sous la couverture que j'ai pliée, puis dépliée d'une certaine manière avant le coucher, en prévision de tels désagréments de sorte qu'elle est dépositaire de certains pouvoirs de protection.
Nous suivons Jacob, personnage presque anonyme et en totale désincarnation, dans ses pérégrinations mentales et dans la ville de Pragol (référence à une Prague imaginaire), où il nous invite à faire l'expérience de la possession par des voix inconnues, de la dépossession de soi, de l'irréel et du flou. Flotte une aura de mystère, de mystique, de kabbalistique, de tics nerveux, un brouillard d'oppression et une solitude insoutenable. Lorsque les vivants croisent les morts et que les morts emportent les vivants, lorsque, pour reprendre cette expression qui me colle à la peau, « rien n'est vrai, tout est permis. »
J'accumulai plus de quatre cents feuillets au cours d'une seule nuit, mais je dus renoncer à cette entreprise, car le débit des voix n'en était pas affecté et puis aussi ma réserve de feuillets s'en trouva épuisée en une fois. J'entrepris par la suite de brûler les pages avec l'espoir de brûler les voix qui s'y trouvaient, mais je crois avoir mis le feu à ma chambrée et après je ne sais plus ce qui est arrivé ou alors j'ai pu rêver avoir mis le feu, mais je ne l'ai pas fait finalement, j'étais dans mon lit, trempé, et je rêvais de feu et voilà tout.
Entendre des voix, de tout temps, a exclu les personnes de la société, puisqu'elles sont vite vues comme "aliénées", pour reprendre les termes. Ça peut être une expérience d'isolement, d'impossibilité à s'entendre soi-même, de déréalisation, de dépersonnalisation. C'est un thème encore rarement abordé de façon saine ou compassionnelle : les gens qui entendent des voix sont forcément fous furieux, dangereux, ils ont forcément plusieurs personnalités, ils ne sont pas aptes à. Et ici, effectivement, Jacob n'est vraiment plus apte à. Mais aussi, c'est parce que, eh bien, c'est un fantôme. Pour reprendre son récit, la façon dont son écriture se fond comme une pensée sans fin, une pensée sans fond, une pensée à bout de souffle, une tentative de démêler, comprendre, vaincre, adapter, accepter, se relever, bref, son récit rend bien cette réalité cacophonique, d'une façon à la fois exténuée et poétique. Personnellement, j'ai été fort touchée, par les mots, bien que l'ensemble contribue encore à isoler et dramatiser les personnes malades mentales, au fond il s'agit surtout ici de mettre un pied dans le monde souterrain des morts et donc il n'est pas tellement question des vivants.
S'il entrait dans la bonne logique que «l'âme» (cf. ma précédente remarque) soit naturellement et pour sa sauvegarde cloîtrée dans les limites de l'existence humaine, préservée des flots déchaînés du cosmos, sa «prison de chair» l'empêchait de prendre connaissance du divin, c'est-à-dire la rendait amnésique de son origine, d'où la mélancolie qui souvent nous assaille lorsque nos pas se sont perdus dans le repli des rues et que nous cherchons en vain les lumières amènes de la taverne des frères. 
En plus des voix, donc, il y a aussi ces fantômes du passé, ces scènes rejouées des batailles épiques, les grands héros holographiques, qui apparaissent à Jacob régulièrement, et puis, ensuite, tous les êtres trépassés, réunis ensemble pour continuer une sorte de vie secondaire, où il est question de traîner toujours parmi les vivants, en attendant d'accéder à. À quoi ? Qu'est-ce que l'âme, qu'est-ce que la chair, qu'est-ce que le paradis et l'enfer ? Il y a aussi ce grand Rabbi, capable de manipuler les mots, les chiffres, les lettres, capables de grands sorts et figure de proue d'un mouvement de révolte. Qu'est-ce que la réalité ? Qui est Jacob ?
Je dégouttelais, l'eau ruisselant depuis la fontanelle jusque sous la voûte plantaire, peinant à m'expliquer ce phénomène, peinant à tout expliquer de ce monde-ci qui n'avait jamais été la possession du savoir, la pleine connaissance intégrée, tout au plus une fente par laquelle se faufilait le sens que le langage rendait à la conscience. Mais ces mots ne m'appartiennent pas, ils ont été usés par d'autres qui ne voyaient pas. Laissez-moi vous dire ce que sont véritablement les mots lorsqu'ils complotent entre eux pour tout obscurcir. Ils construisent entre nous tous une totalité obscure, un ambigu paravent, l'univers peut-il nous voir dès lors, peut-il nous parler, comment s'y prend-il pour délivrer un message désespérément fondamental, ce que je crois, voyez-vous, c'est que le langage nous abuse, qu'il nous carotte.
Manuel Candré nous mène en bateau, tout au long du récit, nous fait flotter entre réel et illusions, entre vie et mort, attendant un évènement, un avènement, des réponses, ou tout au mieux des questions, et tout reste volontairement flou, floué, flottant, fluctuant. En attente, comme les âmes déchues. Il y a sûrement beaucoup à analyser et décortiquer ici, ou bien l'on peut juste se laisser enivrer par les ambres d'alcool et se laisser envahir par les voix, se perdre dans les dédales de Prgl, la ville fantôme, la version purgatoire de Pragol. J'ai vraiment adoré son écriture, qui peut sembler brouillonne dans son enchaînement mais qui en réalité est aboutie comme une peinture, une litanie à la fois fade et grandiose, terrible et sans pitié, un fil de pensée ininterrompu. Un livre que je n'oublierai pas de si tôt, malgré son apparent manque d'intrigue, qui intrigue d'autant plus, qui ne délivre ses arcanes qu'au compte-goutte (encore l'eau, qui revient toujours) ainsi que dans les pages ultimes. Et pour finir avec une citation d'un livre qui, en filigrane, fait un peu écho à cette histoire-ci : « Sautez dans l’urinoir pour y chercher de l’or. Je suis vivant et vous êtes mort. Plongez dans la baignoire pour voir d’où vient le vent. Vous êtes tous morts et je suis vivant. » (Ubik, Philip K. Dick) Merci aux éditions Quidam !
Ce que je fais là, monter l'escalier sans fin du retour, je le fais en dehors de toute fable que vous avez crû lire, (vous ne pensez pas que) je l'ai cherché moi aussi le rayon qui, par sa seule présence, vous rétablit dans la cavalcade des mondes. Je l'ai cherché plus qu'aucun d'entre vous, la lumière droite qui découpe, celle d'avant la brisure des vases, le plan fin comme un cheveu qui s'étend partout, et vous ne flottez plus seul à en vomir (mais vous, c'est pleurer que vous faites), il y a une chaleur qui court entre l'univers et vous avec le visage rayonnant des aimés qui vous cernent, or, vouez-vous je n'ai rien trouvé, alors votre récit, vous pouvez vous étouffer avec.
Bonus : extraits 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11
Commentaire de l'auteur à propos de l'article

par Mrs.Krobb

Des voix - suivi de genèse du Rabbhi de Manuel Candré
Littérature canadienne francophone
Quidam, février 2019
20 euros

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