lundi 24 juin 2019

"La parabole des talents" - Octavia E. Butler

* * * Attention, ceci est la suite de La parabole du semeur * * *
Mon père a ouvert l'Évangile selon saint Mathieu au chapitre 25. Il cite les paroles du Christ :
« Car le royaume des cieux est semblable à un homme sur le point d'accomplir un voyage en terre lointaine. Il appelle auprès de lui ses serviteurs et leur distribue ses biens. À l'un, il donne cinq talents, à l'autre deux, au troisième, un seul. À chacun, il donne selon ses capacités respectives. Puis, sans attendre, il se met en route. (...)
Celui qui avait reçu cinq talents s'en fut négocier avec quelqu'un qui possédait une somme équivalente et récolta ainsi cinq nouveaux talents. Celui qui en avait reçu deux fit de même. L'autre, celui à qui l'on n'avait donné qu'un seul et unique talent, creusa un trou dans le sol pour enfouir l'argent que lui avait confié son maître. (...)
Vous avez qu vous montrer digne de la confiance que j'avais placée en vous, je puis désormais m'en remettre à vos mérites et vous confier un vrai trésor. Entrez, soyez les bienvenus dans la joie du Seigneur. Quant à celui qui s'était contenté d'enterrer son talent d'argent de peur de le perdre, son maître lui parla en ces termes sévères : "Mauvais serviteur, homme paresseux..." commença-t-il. Puis il ordonna que ce talent lui fût retiré et remis à celui qui en avait déjà dix, "car les vertueux recevront davantage et seront comblés ; en revanche, le misérable sera privé de tout, même du peu qu'il possède". »
Nous retrouvons le petit groupe de gens qui s'étaient réunis sur les routes dans le premier livre, là où ils s'étaient arrêtés, sur la future terre de Semence de la Terre. La communauté s'est bien agrandie depuis ; Olamina continue de prêcher, d'enseigner, de prendre soin de cette nouvelle grande famille - elle a même une fille avec Bankole, qui rêve de sortir de la communauté pour plus de sécurité, lui qui n'a jamais trop cru à cette nouvelle foi qu'il juge un peu naïve et fragile. Et la communauté, elle est bien fragilisée le jour où les fanatiques du nouveau président décident de l'envahir et de la réduire à l'esclavage, pour la remettre sur le droit chemin du christianisme. La communauté est divisée. Commence un nouveau calvaire, qui les rendra ou non plus fort•e•s que jamais.
Extrait de Souvenirs d'Autres Mondes
par Taylor Franklin Bankole
La période du grand chambardement, que la presse a pris l'habitude d'appeler "l'Apocalypse", quand elle ne la désigne pas sous le terme plus amer d'"Épidémie", aurait commencé en 2015 pour s'achever en 2030; une décennie et demie vouée au chaos. (...) Elle aurait été le résultat, ai-je lu également, de la conjonction accidentelle de trois crises : climatique, économique et sociologique. Il serait plus juste de reconnaître que le drame fut la conséquence de notre refus d'apporter en temps voulu une solution aux problèmes qui nous crevaient les yeux, dans chacun des domaines concernés. (...) Pour ma part, né en 1970, j'ai vécu assez longtemps pour savoir où se situe la vérité. Au lieu de pourvoir à la satisfaction d'un besoin essentiel pour le plus grand nombre, comme il se doit si l'on veut donner à la civilisation une chance de survie, j'ai vu l'enseignement se transformer peu à peu en un privilège réservé aux riches. Je suis resté passif, alors que la loi de la facilité, la recherche du profit et le laxisme légitimaient des atteintes de plus en plus graves à l'environnement. J'ai assisté à l'extension inexorable de la pauvreté, de la faim et de la maladie. En fin de compte, les effets produits par l'Épidémie furent équivalents à ceux qui auraient pu naître d'une Troisième Guerre Mondiale.
Le livre prend plus de temps à s'installer que le premier tome (presque 600 pages ici, soit 200 en plus que dans La parabole du semeur), et on peut un peu mieux prendre la mesure de ce qui se passe dans les États-Unis à cette époque, pour comprendre les enjeux, pour visiter plusieurs communautés, voir ce qui les soude ou les divise. La religion prend une place d'autant plus importante qu'il ne s'agit plus de quelques paroles disséminées mais bien de préceptes ancrés dans la vie quotidienne. Moins de violences que dans le premier sur l'ensemble du livre, bien qu'on n'échappe pas du tout à une nouvelle forme de violence, encore plus pernicieuse, parce qu'approuvée par l'État-Religion - attention donc encore une fois, le contenu est très explicite et peut heurter la sensibilité.
Jadis, elle avait été institutrice dans une école communautaire de Los Angeles ; pendant quinze ans, puis l'établissement avait mis la clé sous le paillasson, faute de crédits. Cela se passait au début des années [20]20, alors que le système rendait l'âme à travers le pays. Dans tous les domaines, sauf celui de la répression, l'État abdiquait son autorité. Même la prétention de maintenir un niveau d'instruction minimum était abandonnée. (...) Certaines entreprises décidèrent alors d'ouvrir des établissements scolaires pour les enfants de leurs employés. La philanthropie n'était pas à l'ordre du jour. Il s'agissait en réalité de dispenser l'enseignement strictement nécessaire pour que la nouvelle génération de travailleurs fût en mesure d'assurer la relève. Cette initiative contribua pour une bonne part à l'essor des cités vassales. Placées sous la dépendance d'un groupe industriel, elles offraient la sécurité, l'emploi et un minimum de scolarisation pour les enfants. Loin d'être gratuit, ce dernier service venait s'ajouter au prix du loyer, de la cantine, pour alourdir encore la dette des salariés vis-à-vis de leur entreprise.
Plus brouillon dans sa temporalité et dans les différents points de vue que le premier livre qui se donnait sous forme de journal intime au jour le jour, écrit par Olamina, La parabole des talents se présente à la fois comme la suite de ce journal intime, avec des extraits d'écrits de son mari Bankole, et un texte de narration qui se situe dans le futur de ces évènements, de la bouche de la fille devenue femme, qui cherche à comprendre ce qui a animé ses parents, cette nouvelle religion, à comprendre son propre parcours à elle. Sans oublier, bien entendu, les passages-éclair de la philosophie/foi de Semence de la Terre.
Nous pouvons,
Chacun d'entre nous,

Accomplir l'impossible

Si nous pouvons nous convaincre

Que quelqu'un l'a déjà fait avant nous.
J'ai trouvé que ce livre apportait des solutions au premier : La parabole des semeurs était tout dans la survie, l'instant, la course, l'instinct, la peur, la fuite, le manque de perspectives d'avenirs, tandis qu'ici on trouve un peu d'espoir, de solidarité, de construction, d'apprentissage, de volonté, de force et de foi. Une utopie qui se forge dans le creuset du totalitarisme et de la barbarie. Les Semences de la Terre finiront-elles par aller se disséminer dans les étoiles ? En tout cas, impossible de ne pas faire le rapprochement avec ce qui se passe déjà / pourrait se passer si rien ne change à un niveau politique, social, économique et environnemental. Quant à la parabole des talents (l'originale), je m'y connais pas vraiment niveau étude biblique, mais selon mon interprétation et en regard de l'histoire écrite par Octavia E. Butler, elle résume bien l'histoire du monde : aux riches le droit d'exploiter planètes, gens et biens, et aux pauvres, aux marginaux et aux exclus le droit de crever tous seuls après épuisement complet (en tout cas c'est ce qui ressort ici).
« Nous cheminons le long des routes, nous chapardons et ratissons au maximum, nous frappons à toutes les portes pour avoir du travail et notre misère répugne les mieux lotis ; elle leur rappelle qu'ils ne sont pas à l'abri d'un mauvais coup du sort. Rien de plus désagréable, c'est pourquoi ils nous haïssent. »
Bonus : extraits 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7

par Mrs.Krobb 

La parabole des talents de Octavia E. Butler
Littérature américaine (traduction par Iawa Tate)
Au Diable Vauvert, octobre 2001
14,50 euros

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