Bien sûr, tu avais connu, avant, disputes, chagrins, colères, défaites et enterrements. Tu avais appris déjà que d'aimer fort quelqu'un ne l'empêche pas de mourir, mais qu'on peut continuer à lui parler ensuite, comme tu parlais à Grand-Père, sous le prunier. Tu savais qu'il y avait des maladies dont nul ne guérit et des questions auxquelles rien ne répond.Adélaïde Bon témoigne dans ce livre de sa vie, de son parcours personnel, depuis ses neuf ans, depuis ce jour terrible et impardonnable où elle subit un viol dans les escaliers de son immeuble, par cet homme dont on saura plus tard qu'il est un violeur récidiviste sévissant auprès de toutes jeunes filles. Ce type de récit peut (r)éveiller des traumatismes, je tiens à préciser d'avance qu'il y a des passages explicites et beaucoup de souffrance tout le long du texte.
Par contre, si vous êtes victime de viol, si vous êtes en présence de quelqu'un qui a l'intention de vous détruire, de vous annihiler, de vous réduire à un objet, le cortex préfrontal va chercher en vain, il ne parviendra pas à analyser la situation. Vous n'êtes pas un objet, cette scène n'a aucun sens. Et l'hippocampe aura beau mettre à sac ses archives, lui non plus ne trouvera pas de réponse adaptée à la haine qui lui fait face. Alors, comme il ne peut ni moduler ni éteindre l'amygdale, le cortex préfrontal va au moins vous éviter de mourir d'une overdose d'adrénaline et autres drogues endogènes. Comme le survoltage de l'amygdale représente un risque vital pour votre organisme, il va faire disjoncter le circuit afin de déconnecter l'amygdale. (...) L'amygdale va continuer à sonner l'alarme, à enregistrer tout ce qu'il se passe, votre terreur, votre douleur, sa violence, sa haine, sa perversité, mais votre maison est vide, votre cortex est au chômage, vous êtes comme à quelques pas, spectateur indolent, dissocié de vous-mêmes. Le traumatisme se poursuit, mais vous ne ressentez plus d'émotions, plus de souffrance physique, plus de souffrance psychique. L'hippocampe ne reçoit plus non plus les informations nécessaires, il ne peut ni classer cet évènement dans votre mémoire autobiographique, ni permettre le repérage temporospatial. Vous ne vous souviendrez plus consciemment de tout ou partie de ce jour-là, les souvenirs qui vous en resteront seront confus, désordonnés, comme irréels.Adélaïde n'a d'abord que peu de souvenirs sur ce qui s'est passé ce jour-là, il n'y aura pas encore les bons mots sur les actes commis, peu de soutien psychologique, pas de vraie compréhension sur les répercutions. Nous faisons tout le parcours avec elle, essayons de comprendre ce qui peut amener une fille à se sentir tellement hors d'elle-même, à ne pas réussir à avoir de relations (amoureuses et/ou sexuelles) saines et durables, à s'infliger elle-même des souffrances, à se laisser envahir par des pensées sombres, des humeurs terribles. Nous suivons tout le chemin à travers différentes thérapies, aussi variées que possibles, pour essayer d'aller au coeur des choses, de ce mal-être qu'elle ne s'explique d'abord pas tout à fait. Avec des souvenirs qui reviennent petit à petit. Jusqu'au jour où elle reçoit un appel téléphonique lui disant qu'on a peut-être retrouvé son agresseur. Jusqu'au procès de celui-ci.
Il me faudra presque dix ans pour poser sur les mots et les gestes de ce comédien, sur le baiser forcé de la star de série télé, les termes harcèlement sexuel et agression sexuelles, dix ans pour prendre la mesure du désastre qu'ont été pour moi ces premières expériences professionnelles, dix ans pour cesser de m'en sentir coupable.Je trouve ça plutôt dur de présenter ce livre pour un jury, ce n'est pas le type de livre que l'on juge, que l'on critique, que tout le monde peut lire - non pas que ces témoignages ne soient pas importants, bien au contraire, ils se sont de façon parfois vitale. Je n'ai rien à dire sur la qualité littéraire du récit, je n'en ai pas envie, parce que ce n'est pas le lieu - bien qu'Adélaïde Bon écrive très bien et communique parfaitement les questionnements, les angoisses, les réflexions, les peurs, les sensations. Il en faut du courage, pour revenir sur une agression, trouver les mots, se souvenir, s'exposer, être vulnérable, et Adélaïde en fait preuve tout du long, dans son acharnement à retrouver la vérité, à s'en sortir, à se prendre en main. Pour celles qui en ont besoin, parce qu'un témoignage peut être important, Adélaïde livre son expérience, avec toutes les peines, les horreurs, les luttes, les doutes, elle montre la dissociation, l'amnésie, la résurgence de traumatismes, le parcours pour se sentir enfin moins "nulle" et moins "sale", pour relever la tête et s'accepter. Il y a ici résolution, un peu d'espoir final, une sorte de porte de sortie. Un peu de lumière qui pointe à travers les ténèbres, à travers le biais du procès, et avant ça des personnes qui ont réellement accompagné Adélaïde dans sa démarche thérapeutique. Et surtout, l'importance du mouvement féministe qui pose les mots sur les actes, définit le harcèlement et l'agression sexuelle, les rapports de force, et aussi pose les limites, propose du soutien, donne des explications et de la légitimité. L'importance de savoir les mécaniques internes du corps et du cerveau en réaction à un choc violent pour assimiler, repousser, se protéger, oublier. L'importance d'être écoutée, entendue, comprise, soutenue, prise au sérieux.
Dans le cadre du Prix des lecteurs Livre de Poche 2019
Bonus : extraits 1, 2, 3
par Mrs.Krobb
La petite fille sur la banquise de Adélaïde Bon
Littérature française
Le Livre de Poche, mars 2019
7,40 euros
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