« On en est là », reprit Wytak. « Rome est tombée. Babylone est tombée. La même chose peut arriver à New York. Ces sauvages illettrés vont continuer à se multiplier, d'année en année, de génération en génération, toujours plus ignorants et avilis... et dans un siècle, ils représenteront la race humaine. Alors que New York... » Wytak se tourna pour regarder la carte derrière lui. Sa main effleura un bouton et la myriade de petites lumières s'éteignit brusquement.2064, États-Unis. New York est hyper modernisée, tandis que les autres villes à côté sont redevenues paysannes. Les consommateurs versus les "Bourbeux". Seulement, les matériaux commencent à se faire rare - ou plutôt : la consommation devient trop énorme, il faut donc importer beaucoup. Et surtout, convertir les "sauvages", avant de risquer de se faire complètement assiéger. Voilà la mission d'Alvah, qui doit aller dans les contrées lointaines dans son aérobarge pour jouer les publicitaires.
« Le commerce ! La croissance du marché ! La croissance des industries. Réfléchissez. De l'océan Arctique au golfe du Mexique vivent près de cent cinquante millions de personnes qui ne possèdent pas le moindre briquet, pas le moindre télébracelet, pas même un poste de cinéréel. Alvah, nous allons civiliser les Bourbeux. Nous avons réuni des objets représentatifs de notre science moderne, mais néanmoins accessibles pour leurs esprits primitifs. Et vous allez leur vendre ces objets ! Alors, qu'est-ce que vous dites de ça ? »Un roman court, de 143 pages, qui arrive pourtant à installer un monde riche, une histoire bien pensée, un bon retournement de situation et surtout une réflexion intense. Commençons par ce que découvre Alvah : une civilisation sensée être retardée, et qui pourtant fleurit de manière autonome, sans rien importer ni exporter, sans sur-exploiter ses propres ressources, sans se tuer au travail. Des îlots d'utopie tranquille derrière les buildings. Là où la science-fiction commence, outre le fait que le récit se passe dans le futur, réside dans les matières premières utilisées par les Bourbeux :
La brune choisit une des plus grandes et la déplia précautionneusement... Elle renfermait une masse informe brun rouge.On pourrait difficilement accéder à ce type d'utopie, mais le message derrière n'en reste pas moins pertinent. Le récit a été publié en 1954, soit juste après guerre. Le rapport à la terre et à l'agriculture devient de plus en plus exigent et le recours aux produits chimiques et à l'agriculture intensive commence à se propager, tandis que les besoins urbains font que la civilisation s'agglutine de plus en plus sur des terres infertiles où ne poussent que les bâtiments, immenses et coûteux en matériaux et énergie. Tandis qu'ici, les Bourbeux sont entièrement versés dans l'utilité, la modération, et ce qu'on imagine être une vision de l'agriculture raisonnée et biologique, rotative. Damon Knight dénonce aussi le rapport au progrès, à la croissance, à la technique, et la course effrénée au toujours-plus. Les Bourbeux ont eux-mêmes leurs propres techniques qui semblent paradoxalement bien plus avancées que celles de la civilisation, il n'est donc pas question d'un retour en arrière, mais plus d'un besoin vital et urgent de repenser le rapport à la consommation, au travail, à l'exploitation humaine et matérielle. Vous retrouverez toutes ces thématiques abordées en fin d'ouvrage - les éditions du passager clandestin remettant toujours les textes dans leur contextes (et c'est très intéressant) !
« C'est une pousse de maison », dit-elle, avant de la replirer.
La rousse lui montra une fiole pleine de microscopiques sphères blanches. « Ce sont des oeufs de tisserand. Il y en a deux cents. C'est beaucoup, mais c'est parce que j'adore les tentures et les rideaux. »
« Attends un peu », dit Alvah, confus. « Ça sert à quoi, une pousse de maison ? »
« Bah, à faire pousser une maison, bien sûr », répondit la brune. Elle lui tendit une autre fiole d'oeufs. « Des coprophrages. »
La rousse avait un sac translucide rempli de billes noires. « Des arbres utilitaires ».
« Un convertisseur d'ordures ».
La curiosité humaine, se persuada-t-il, finirait bien par attirer un Bourbeux ou deux. Et si ce n'était pas la curiosité, ça serait peut-être le dérangement qu'il représentait. Combien de temps peut-on rester indifférent à un objet étrange posé à quelques centaines de mètres de chez soi, qui hurle, agite des drapeaux, clignote de mille feux colorés et crache des bouffées de fumée rose et verte ?J'étais un peu dubitative en début de récit car j'avais peur d'une mauvaise réflexion sur les rapports du classisme, mais Damon Knight retourne la situation d'une façon magistrale et ce qui paraît au début être du mépris pour les civilisations apparemment moins évoluées ou moins riches se trouve en fait être une satyre des sociétés qui se prennent de haut. L'histoire se trouve en fait être vraiment drôle, pleine de richesses inattendues, et se trouve être bienveillante et très intelligente. Une poussée de retour à l'état de nature, une invitation à se rapprocher de son environnement et à optimiser ses techniques afin que personne ne manque de rien, à ne pas gaspiller, à ne pas s'essouffler dans une course aussi ridicule qu'inutile et dangereuse. Bref, un texte plus que jamais d'actualité.
« Bien, les amis », déclara Alvah en remontant sur la plateforme comme on monte sur un podium, « dans un instant, je vais vous expliquer comment vous procurer cette magnifique voiturette et bien d'autres merveilles... mais d'abord, y a-t-il des questions ? »
Dexter se fraya un chemin au premier rang. Il ne souriait plus et semblait comme frappé par la foudre.
« Combien par portée ? » demanda-t-il vivement.
Alvah ne comprenait pas vraiment. « Ça peut porter un homme de deux cents kilos... », répondit-il. « Et le prix ne dépend pas de la charge. Mais j'y reviens dans un mom- »« Je ne parle pas de ça. Ça fait des portées de combien ? » On pouvait lire la confusion sur le visage d'Alvah. « Ça fait combien de petits ? Tu sais, comme les poulains pour les chevaux ? »
par Mrs.Krobb
À l'état de nature de Damon Knight
Littérature américaine (traduction par Xavier Kemmlein)
le passager clandestin, juin 2019
10 euros
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