Rien d'autre n'exista durant cet instant que la plante et la lueur qu'il n'arrivait pas à identifier. Il n'avait pas encore ôté ses gants, aussi s'agenouilla-t-il près de la plante dont il effleura les feuilles lorsqu'il tendit la main vers cet objet qui luisait. Était-ce une minuscule spirale lumineuse en mouvement ? Cela lui rappela ce qu'on voyait dans un kaléidoscope, mais d'une blancheur intense. En tout cas, la chose luisait, tourbillonnait et échappait à ses tâtonnements. Saul commença à se sentir mal. Inquiet, il voulut retirer la main. Mais il était trop tard. Il sentit un éclat lui entrer dans le pouce. Il n'y eut aucune douleur, rien qu'une pression suivie d'un engourdissement, malgré tout la surprise le fit sursauter, crier et agiter la main. Affolé, il arracha son gant pour examiner son pouce. Conscient que Gloria le regardait en s'interrogeant sur son comportement. Plus rien ne luisait par terre devant lui. Aucune lumière au pied de la plante.Dans ce livre, plusieurs voix et temporalités se mélangent. Nous retrouvons la source de tout, le phare et son gardien Saul Evans, ainsi que la fillette Gloria et les membres de BS&S ; puis quelques bouts des expéditions antérieures menées par la directrice ; puis le journal de l'exploration de la biologiste dans la Zone X et l'île ; puis encore un peu de l'étrangeté de Withby en pointillés et de la manipulation de Lowry ; et enfin nous rejoignons le présent avec Grace, Oiseau Fantôme et Control. Tout ça... un peu dans le désordre. Le puzzle se reconstruit.
La tour respire. Il n'y a aucun doute là-dessus : la chair du sommet circulaire de l'anomalie monte et descend avec la régularité d'une personne plongée dans un profond sommeil. Personne n'en a parlé dans les rapports : tu n'y es pas préparée, mais avec quelle facilité tu t'y habitues, tu t'y livres, tu t'imagines déjà descendre même si une partie de toi flotte, s'élève pour dominer cette décision idiote. La chose va-t-elle se réveiller pendant que tu seras à l'intérieur ? L'ouverture qui donne dans l'obscurité ressemble davantage à une gueule ouverte qu'à un passage, les broussailles autour ont été repoussées, aplaties pour former un cercle grossier, comme si un serpent désormais absent s'était auparavant enroulé autour pour le protéger. Les marches font comme des dents mal alignées entre des lèvres retroussées, l'air qui sort empeste la pourriture.Je regrette de n'avoir pas lu la trilogie d'une traite, parce qu'à force de lectures interposées j'ai oublié certains détails, certains évènements, certains enjeux... Je conseille vraiment, si possible, de les lire sans interruption, pour se plonger pleinement dans l'ambiance instaurée par Jeff Vandermeer dans ses livres, pour s'imprégner de l'intrigue pleine de secrets, de non-dits, de manipulation, d'étrangeté, d'interférences, de complots, d'identités falsifiées ou reniées, d'explorations et de révélations. Chacun des livres est très différent dans son traitement, dans sa tonalité, et le dernier tome rejoint plutôt le premier en cela qu'on repart dans la Zone X pour en être le plus proche possible, en quittant la bureaucratie du Rempart Sud. Nous retrouvons le fruit étrangleur.
Les ombres de l'abîme sont comme les pétales d'une monstrueuse fleur qui éclora à l'intérieur du crâne et développera l'esprit au-delà de ce que tout homme peut supporter, mais que la pourriture se fasse sous terre, dans des champs verts sur celle-ci, en mer ou dans l'air lui-même, tout viendra à révélation, et à délectation, dans la connaissance du fruit étrangleur.Le chaos amené par l'auteur par la construction même du récit apporte énormément au chaos qui s'installe depuis l'apparition d'une anomalie qui a transformé l'endroit en Zone X, au chaos qui s'installe à l'intérieur des relations humaines chamboulées, au chaos qui s'installe dans la possibilité même d'essayer de comprendre, ressentir, exprimer, assimiler, accepter ce qui se passe, ce qui se joue, ce qui sera. On retrouve encore quelque chose de très organique, trop organique, dérangé, rapiécé, presque normal - trop normal - mais complètement différent, difforme, diffus. Après l'annihilation, l'autorité : l'acceptation.
Le monde dans lequel nous vivons maintenant est difficile à accepter, incroyablement difficile à accepter. Je ne sais pas si j'accepte tout, même maintenant. Je ne sais pas comment je peux. Mais l'acceptation l'emporte sur le déni, et peut-être y a-t-il aussi là-dedans un acte de résistance.Jeff Vandermeer laisse volontairement encore quelques zones d'ombres, qui laisse toute la place à l'imagination, l'interpolation et l'interprétation, mais répond quand même aux questions essentielles qu'il pose au premier tome. La boucle est bouclée, bien qu'elle finisse par donner tant de boucles que ça en devient hypnotisant et étourdissant. On peut noter son talent pour instaurer des ambiances glauques et macabres, intrigantes et très tendues, en restant toujours à la limite de l'insupportable, de l'horreur et de l'insoutenable, mais en poussant loin ce qui est acceptable pour l'esprit humain. Une série bien réussie dans l'ensemble, même si j'ai moins accroché au deuxième tome et que je n'ai pas vraiment accroché aux personnages, bien que la présence de personnages féminins forts et de personnages LGB soit fort appréciable. D'ailleurs, ça se sent que l'auteur tente de déconstruire complètement l'humanité même, ainsi que ses artefacts, pour revenir à l'état de nature (clin d'oeil au précédent livre chroniqué de Damon Knight), mais un état de nature lui-même dénaturé, dépassé, transcendé. J'aurais aimé en savoir plus sur la BS&S et sur le point de départ de la Zone X, bien qu'il n'en reste plus tant de mystère, mais parce que je trouve que ça aurait été plus intéressant que la majorité de ce qui se passe, par exemple, au second tome, mais j'ai été bien happée dans l'ensemble, parce que je trouve très intéressant cette façon d'appréhender une forme de vie différente.
Dans au moins deux cas, je définirais ce changement comme plus signifiant, comme une espèce de cataclysme céleste, accompagné par ce qui pourrait être des tremblements de terre, avec apparition dans le tissu de la nuit de fentes et fissures qui ne tardent pas à se refermer et dont il ne sort qu'une obscurité encore plus épaisse. Quelque part, dans le monde ou l'univers, il doit se produire quelque chose qui crée ces moments de dysfonctionnement. C'est du moins ce que je crois. J'ai l'impression que le monde qui m'entoure s'est renforcé ou épaissi, que le poids et le souffle de la réalité sont plus concentrés ou plus résolus.Bonus : extraits 1, 2, 3, 4, 5
par Mrs.Krobb
Acceptation (La trilogie du Rempart Sud, t.3) de Jeff Vandermeer
Littérature américaine (traduction par Gilles Goulet)
Le Livre de Poche, avril 2019
8,20 euros
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