mardi 20 août 2019

"La langue géniale " - Andrea Marcolongo

Ceux qui ont étudié le grec ne s'en rappellent peut-être rien du tout aujourd'hui, mais ils se souviennent certainement des après-midi passées à répéter en boucle le tableau des verbes irréguliers. Voilà ce qui arrive lorsque l'on apprend par coeur sans comprendre le sens de ce que l'on fait. Voilà le résultat de l'application de catégories, comme le temps, qui sont celles de notre langue à des langues qui en sont dépourvues : c'est l'oubli forcé.
Andrea Marcolongo se donne pour mission de faire aimer le Grec ancien - aux personnes qui ont dû l'apprendre au lycée, aux personnes qui le traduisent depuis longtemps, aux personnes qui ne l'ont jamais appréhendé. Le livre est simple d'approche, il ne s'agit pas d'un manuel pratique du Grec ancien, bien qu'elle aborde évidemment les quelques particularités de cette langue depuis longtemps inusitée, devenue depuis Grec moderne, mais d'un véritable discours amoureux pour ce langage, cette manière de penser les mots.
Le décalage entre le sens d'un mot et son interprétation grandit d'heure en heure, de même que les malentendus, les non-dites, de manière directement proportionnelle aux regrets et aux échecs. Peu à peu, nous perdons la capacité à parler une langue, quelle qu'elle soit. De nous comprendre et de nous faire comprendre. De dire des choses complexes avec des mots simples, vrais, honnêtes : et telle est la puissance du grec ancien.
En neuf chapitres, l'autrice aborde donc des règles grammaticales qui n'existent pas, ou qui sont différents, par exemple, en italien (et en français) :

• L'aspect des verbes (présent, parfait, aoriste) qui distingue le temps d'une façon parfois similaire, parfois radicalement différente de ce dont nous avons l'habitude.

Le temps, cette prison qui est la nôtre : passé, présent, futur. Tôt, tard, aujourd'hui, hier, demain. Toujours. Jamais. Le grec ancien se préoccupait peu, voire pas du tout, du temps. Les Grecs s'exprimaient en prenant en considération l'effet des actions sur le locuteur. Eux, qui étaient libres, se demandaient toujours comment. Nous, qui sommes prisonniers, nous nous demandons toujours quand.

•  L'aspect oral du Grec ancien, définitivement perdu, que l'on ne peut qu'imaginer, puisqu'il n'en reste que l'écriture. Néanmoins, certains signes dans l'écrit donnent un ton : l'esprit, l'accent, l'apostrophe, l'iota souscrit... 

• Les trois genres (féminin, masculin, neutre - le neutre étant attribué aux choses inanimées) et les trois "nombres" (singulier, pluriel, duel - duel qui sert à désigner des "couples" qui forment une entité solide, presque indivisible).
En italien comme en français, nous ne pouvons donner un visage, une couleur ou une nature aux choses du monde qu'à l'aide de deux genres, le masculin et le féminin. Le grec ancien possédait un genre de plus : le neutre. 
En italien comme en français, nous ne pouvons compter et mesurer la vie qu'à l'aide de deux nombres : le singulier et le pluriel. Le grec ancien possédait un nombre de plus : le duel.
• Les cas : nominatif, génitif, datif, accusatif et vocatif. Ce sont ces les déclinaisons d'un seul mot pour indiquer sa fonction dans une phrase : car oui, en Grec ancien, les mots pouvaient s'inscrire dans n'importe quel ordre dans une phrase, tant que sa fonction était exprimée à l'intérieur de lui-même.

• L'optatif, qui exprime le désir.
Jusqu'au IIIe siècle avant J.-C., la scriptio continua était d'usage courant en Grèce, c'est-à-dire une écriture sans espace entre les mots, toute en majuscules et sans signes diacritiques (de διακριτικός, "distinctif") pour distinguer les mots entre eux. Autrement dit, au premier coup d'oeil moderne, un texte original grec semble constitué d'un seul mot démesuré, incompréhensible et infini, tout en majuscules.

Les deux derniers chapitres sont dédiés à la bonne façon de traduire le Grec ancien et à son histoire, ses spécificités (Indo-européen, protogrec, dialectes...). Ce qui est intéressant ici, c'est la façon dont les langues évoluent, dont elles sont interprétées, ressenties, perçues par la personne qui traduit, quand bien même on a parfois du mal à s'approprier véritablement sa propre langue, souffrant parfois d'inexactitudes, d'approximations, d'une évolution naturelle et légitime qui fait qu'on oublie parfois les règles, les mots, l'orthographe, voire même le sens. Andrea Marcolongo rappelle qu'il est compliqué, lors de l'apprentissage du Grec au lycée, d'en saisir toutes les nuances, par manque de connaissances sur l'histoire, la culture, la politique (etc.) de la civilisation grecque de l'époque - connaissances qui aident énormément à mieux s'approprier la langue, en comprendre l'essence, les tenants.
Goethe, dans sa Théorie des couleurs, avait déjà observé que le lexique grec de la couleur est extraordinaire, c'est-à-dire loin de toute norme, tant il est différent du nôtre, tout comme leur langue était différente de la nôtre. Des associations chromatiques si inédites qu'elles ont conduit certains érudits du XVIIIe et du XIXe siècle à prétendre que les Grecs ne voyaient pas les couleurs. (...) Les couleurs étaient avant tout pour les Grecs vie et lumière : une expérience entièrement humaine et non physique, optique, et qui n'a rien à voir avec le spectre chromatique du prisme tel que l'a théorisé Isaac Newton. Homère, dans l'Iliade et l'Odyssée, ne mentionne que quatre couleurs : le blanc du lait, le rouge pourpre du sang, le noir de la mer, le jaune-vert du miel et des champs.
Voilà pour le cours accéléré d'introduction au Grec ancien. Malgré l'amour que voue l'autrice à cette langue, elle ne cache pas son propre désespoir au moment de devoir l'apprendre, sur les bancs d'école, ses grands moments de solitude face à un texte indéchiffrable, mais aussi la complicité qui se joue entre personnes ayant appris le Grec (et ayant vite souhaité l'oublier). Bien qu'elle reconnaisse l'élitisme du lycée classique italien, elle n'en fait pas preuve dans son livre. Oh, elle place bien sûr le Grec ancien et sa civilisation sur un piédestal assumé, en louant sa grandeur, sa façon de penser le monde, son Histoire, et parfois même un peu au détriment de notre société moderne et de l'évolution de nos langages et modes d'expression, mais le livre est facile à lire, même pour les novices comme moi (sauf quand c'est écrit en Grec).
Et pourtant il arrive bien souvent que nous ne connaissions même pas notre langue, alors inutile de parler d'une autre, qu'elle soit morte ou vivante. Combien de fois me suis-je surprise à dire durant toutes ces années en tant qu'helléniste : « Mais je ne sais même pas ce que ça veut dire en italien ! »

Dans le cadre du Prix des lecteurs Livre de Poche 2019

par Mrs.Krobb

La langue géniale - 9 bonnes raisons d'aimer le grec de Andrea Marcolongo
Littérature italienne (traduction par Béatrice Robert-Boissier)
Le Livre de Poche, février 2019
7,40 euros

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