mercredi 4 septembre 2019

"Écotopia" - Ernest Callenbach

4 mai
Sentiment général : bon nombre d'Écotopiens me rappellent les hommes de l'Ouest d'antan, des personnages tout droit issus de la ruée vers l'or. Dieu sait qu'à New York nous avons notre lot d'excentriques en tous genres, mais leur originalité est théâtrale, soigneusement mise en scène - c'est une manière de se faire remarquer. À l'inverse, les Écotopiens semblent sortis d'un roman de Dickens.
William Weston est le premier journaliste à visiter Écotopia, composée de trois États américains (Californie, Oregon et Washington) qui ont fait sécession avec le reste des États-Unis, pour construire un pays nouveau, écologique, autonome, radicalement différent. Depuis vingt ans, les rumeurs vont bon train, et certaines approches militaires ont même eu lieu. Comment fonctionne Écotopia, comment ce nouveau mode de vie est-il viable, y a-t-il du bon à mettre en place ailleurs, qu'est-ce qui a été retiré, fait-il si bon y vivre ? Est-ce un retour à "l'âge de pierre" ou au contraire un grand bon en avant ?
Les Américains trouveront très inquiétante la politique démographique de l'Écotopia : non seulement la population diminue, mais la famille nucléaire telle que nous la connaissons est en voie de disparition rapide. Les Écotopiens parlent encore de « famille », mais ils désignent par là un groupe incluant cinq à vingt personnes vivant ensemble, certaines reliées biologiquement et d'autres pas. Dans un grand nombre de ces familles, on partage le gîte et le couvert ainsi que l'éducation des enfants, à laquelle hommes et femmes semblent consacrer autant de temps, mais dans un étrange contexte de pouvoir. Car une stupéfiante égalité entre les sexes caractérise tous les secteurs de la vie écotopienne : les femmes exercent des métiers à responsabilités, touchent des salaires égaux à ceux des hommes et sont aussi aux commandes du Parti de la survie. Le contrôle absolu qu'elles ont de leur propre corps signifie qu'elles disposent ouvertement d'un pouvoir qui, dans d'autres sociétés, est inexistant ou dissimulé : le droit de choisir le père de leur enfant.
Ernest Callenbach image une "semi-utopie" (selon ses termes), un projet de grande ampleur potentiellement viable et plausible, dans la mesure où il s'agit à la fois d'un futur imaginé et de choses très concrètes. Dans une visée totalement écologique, il repense l'environnement de fond en comble et base son projet sur la décroissance, tant humaine qu'économique, où la consommation n'est plus le but premier. On y retrouve des relents très communistes, avec un retour aux produits presque uniques par exemple, mais aussi dans la façon de gérer la famille, la communauté, le travail, la gratuité de certains services publics, le revenu universel... L'énergie est repensée pour ne plus se servir de pétrole donc presque tout est solaire ou hydrolique ; l'habitat est repensé pour être recyclé et il est soit uniformisé, soit les gens fabriquent leurs cabanes eux-mêmes ; l'école sert à réellement apprendre les basiques de la vie afin que les enfants soient autonomes et sachent construire, assurer leur nourriture, etc... Énormément de sujets sont abordés - trop pour en faire le tour - en passant par l'égalité des sexes, les moeurs, la gestion du travail, le respect de la nature... Le tout étant toujours très d'actualité aujourd'hui (sachant que le texte date de 1975), alors que les sonnettes d'alarme sont en branle (toujours plus fort), et bien qu'il y ait peu de chance qu'Écotopia devienne une réalité à grande échelle, elle prône le retour aux petites communautés, aux rapports plus humains, à une échelle plus réduire, et surtout, elle prône le respect général.
Les chercheurs écotopiens croient avoir mis au point un procédé permettant, chez certaines plantes cultivées dans ce but, de récupérer de l'électricité à partir de ce processus de la photosynthèse. D'un point de vue écotopien, un système aussi incroyablement élégant friserait la perfection : votre jardin pourrait alors recycler vos déchets et vos eaux usées, vous fournir de la nourriture et éclairer votre maison !
Le personnage principal du livre est d'abord assez antipathique au concept d'Écotopia, l'auteur ayant voulu formuler à la fois une éloge et une critique. Il rédige à la fois des articles pour le journal et une sorte de journal intime, pour relater à la fois d'une façon très technique/objective/pointue le fonctionnement de la ville et de ses habitants, de la politique interne, des progrès, des structures, mais aussi pour raconter ses relations aux personnes qu'il croise et donner son avis personnel, faire un parallèle avec sa propre vie. Au début, ça lui semble être comme une secte, et tout est fait pour que ça y ressemble, jusqu'à des jeux rituels un peu "barbares", mais au bout d'un moment, il envisage de plus en plus les bons côtés, les avancées, les facilités et la profondeur de ce qui découle d'Écotopia, et envisage même, peut-être que ce soit viable.
À peine visibles, accrochés aux boursouflures calcinées de cette grotte végétale, des pierres polies, des charmes et des pendentif faits d'os, de dents et de plumes luisaient faiblement. J'avais l'impression d'être aspiré à l'intérieur de l'arbre par quelque esprit puissant, et je me suis laissé tomber sur elle comme si je descendais en chute libre depuis une hauteur prodigieuse à travers de douces ténèbres, désormais affranchi de mon identité de journaliste.
Ce n'est pas tant un livre qui paraît très militant qu'un livre qui permet de réfléchir à un monde meilleur. Il a ses défauts, certes, mais ça reste un texte qui ne se centre pas sur les problèmes mais plutôt sur leurs résolutions : chaque tare du monde actuel (de 1975, mais encore plus aujourd'hui) trouve un bon équilibre ou une vraie amélioration, qui permet d'être dans une dynamique totalement écologique, où tout se recycle, tout a un but, chaque personne choisit ou non de jouer un rôle, où l'on parle déjà de revenu universel, où l'on envisage que la décroissance ne signifie pas un retour en arrière mais un réel progrès, avec des sacrifices à faire pour, et en tout cas, eh bien, éviter de tout foutre en l'air. À mi-chemin entre fiction hippie et essai pragmatique, ne manquez pas Écotopia si vous voulez continuer à penser un monde meilleur sans vous en prendre plein la tronche, et découvrez par la même occasion une maison d'édition engagée. Écotopia a par ailleurs donné son nom à plusieurs projets aujourd'hui.
8 mai
Il se passe vraiment une chose bizarre ici. Impossible pour l'instant d'expliquer cette impression. C'est comme si je me réveillais d'un rêve sans pouvoir m'en souvenir réellement. La manière dont les gens se comportent entre eux - et avec moi - me rappelle sans cesse quelque chose, sans que je n'arrive à savoir quoi ua juste. Je me fais toujours prendre par surprise, j'ai l'impression qu'on me propose une chose merveilleuse - une amitié, l'amour, une vérité cruciale - et puis tout s'évanouit en fumée... Par ailleurs, les gens semblent souvent étonnés, peut-être légèrement déçus, comme si j'étais un enfant qui n'apprenait pas très vite. (Mais que suis-je censé apprendre ?) La vie ici me paraît parfois sortir d'un passé que j'ai peut-être connu en regardant de vieilles photographiques. À moins qu'il ne s'agisse d'un bond en avant : ces gens, tellement américains malgré leurs étranges coutumes sociales, sont peut-être ce que nous deviendrons.
Bonus : extraits 1, 2, 3

par Mrs.Krobb

Écotopia de Ernest Callenbach
Littérature américaine (traduction par Brice Matthieussent)
Rue de l'échiquier, octobre 2018 (original : 1975)
19 euros

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