mardi 29 octobre 2019

"Désorientale" - Négar Djavadi

Au fond d'elle, elle attendait ce moment depuis longtemps. Ne l'avait-elle pas épousé, du moins en partie, parce qu'elle avait vu en lui quelqu'un avec qui l'existence ne se résumerait pas à réveil-travail-enfants-vieillesse-mort ? N'avait-elle pas rêvé qu'un jour il serait à la hauteur des Sartre et Camus qu'elle admirait ? À cet instant, tandis qu'assise dans l'étroite cuisine, Sara Sadr, bientôt trente-sept ans, écoutait Darius Sadr, quarante-neuf ans, exposer les points qu'il comptait développer dans sa lettre, elle ne pensait pas une seule seconde à ses filles, douze, dix et cinq ans, endormies dans les chambres au fond du couloir.
Cette histoire-ci, racontée par la narratrice Kimiâ, est celle d'une famille iranienne avec des origines également arméniennes, d'une famille qui a d'un côté des allures de conte oriental et qui d'un autre raconte l'exil. Darius et Sara Sadr, en plus d'avoir trois filles, dont Kimiâ, sont aussi des opposants politiques au gouvernement iranien. Leur quête de révolution les portera haut, mais les traînera aussi très bas. Mais c'est surtout l'histoire perçue par les yeux d'une jeune fille, devenue jeune femme, tiraillée entre les histoires politiques, les origines familiales, les nombreux pays d'accueil et sa propre identité, ainsi que son orientation sexuelle.
Oncle Numéro 2 avait tenu à nous avoir avec lui, bien à l'abri, dans sa maison fermée à double tour d'où tout élément rappelant l'extérieur - télévision, radio, clefs du jardin - disparut quelques heures après notre arrivée. La journée, il nous apprenait à cuisiner, à coudre, à tricoter, à fabriquer des poupées de chiffon et des parures de coussins. Il nous maintenait dans un état de normalité factice, hors du temps, comme les orphelines d'un conte d'Andersen qu'il fallait malgré tout préparer à une vie de femmes respectables.
La première chose qui m'a happée dans le livre, c'est l'histoire de ce pays, l'Iran, au XXe siècle, l'histoire de ses révolutions, de ses partis, de ses personnages politiques, de ses conflits, de l'islamisation. Cette histoire dont je ne connaissais rien, résumée ici de façon très simple, qui se perd entre les allures de contes, les résumés Wikipédia et une vision toute enfantine de ce qui se passe. Sur certains points, ça ne manque pas de rappeler un peu Persepolis de Marjane Satrapi. Il y a à la fois l'engouement de la révolte militante pour faire bouger les choses et l'effroi du harcèlement, de la violence, de l'exil. Une sorte de poésie dans les idées, de passion et de courage, d'amour et d'humour, confrontées à la dure réalité du stress post-traumatique.
Parfois je me demande s'il est possible de ne rien ressentir à ce point. Même si cela m'arrive moins souvent qu'avant, la sensation est toujours là, à portée de main. À l'adolescence, j'avais l'impression qu'en moi un lieu destiné aux émotions s'était asséché sans que je m'en aperçoive. Le monde m'apparaissait alors, comme maintenant, derrière une vitre, intangible et lointain ; un spectacle muet auquel j'étais incapable de prendre part. À cette époque, j'avais déjà fait le lien entre cet état-là et les images des G.I. américains de retour du Vietnam vues dans les films et les séries télévisées. Je comprenais jusque dans mes os ce qu'ils ressentaient, assis sur le canapé familial à fixer le néant tandis qu'on s'agitait autour d'eux. Leur absence, leur incapacité à se joindre au mouvement, à créer un avenir. Comme moi, ils semblaient submergés par le silence des noyés qui flottent à la surface.
Culture, famille, patrie, identité, genre, orientation sexuelle, foyer, errance, maternité, attentes sociales... Énormément de thèmes abordés à la fois avec légèreté et avec une terrible boule au ventre. Le livre est grave mais n'est jamais pesant. La narratrice raconte son histoire de façon très décousue, et si cela peut perdre parfois, ça n'en amplifie que plus la portée du récit, comme s'il était raconté à vif, entre présent, passé, passé composé, futur, retour au présent. Le fil de la mémoire qui se déroule et se ramifie en multiples branches, avec pour chaque chose son contexte et pour chaque évènement son contrepoint pour respirer entre deux explosions. 
Mais la vérité de la mémoire est singulière, n'est-ce pas ? La mémoire sélectionne, élimine, exagère, minimise, glorifie, dénigre. Elle façonne sa propre version des évènements, livre sa propre réalité. Hétérogène, mais cohérente. Imparfaite, mais sincère. Quoiqu'il en soit, la mienne charrie tant d'histoires, de mensonges, de langues, d'illusions, de vies rythmées par des exils et des morts, des morts et des exils, que je ne sais trop comment en démêler les fils.
Négar Djavadi a utilisé une bonne partie de sa propre vie pour s'en servir comme trame à son roman, qui reste donc une fiction, sur fond d'Histoire et de tissu biographique, et cela le rend vraiment très réel, très poignant. Sans rien connaître de ce pays ou de l'exil, j'ai enfilé la peau de Kimiâ et ait fait ses sentiments miens, ait voyagé avec elle, souri et pleuré, vagabondé, aimé, eu peur (d'autant plus dans les passages qui se passent à Bruxelles, qui m'ont beaucoup parlé). C'est un livre riche, dense, instructif, qui compose avec les clichés pour en sortir, un livre qui soude, un livre qui hurle, mais qui sent aussi bon les pâtisseries épicées. Je remercie Mx.Cordelia de l'avoir conseillé pour son Bookclub d'octobre.
Je prends de plein fouet le punk et le postpunk. John Lydon, Ari Up, Ian Curtis, Joe Strummer, Peter Murphy, Siouxsie, Marin L. Gore. Leur musique comble chaque trou, affectif, intellectuel, creusé dans ma vie. Elle devient mon pain quotidien, ma bouée de sauvetage. Parce qu'elle remet le monde à sa place et déchiquette la belle apparence. Parce qu'elle sent la colère, la transpiration, les grèves, les quartiers ouvriers, les révoltes, la poudre. Parce qu'elle dénonce l'hypocrisie du pouvoir, détruit les certitudes, les affirmations sociales, les affirmations idéologiques censées nous expliquer comment tourne le monde. Parce qu'elle est faite pour que les gens comme vous regardent les gens comme moi.
Bonus : extraits 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13

par Mrs.Krobb

Désorientale de Négar Djavadi
Littérature française
Liana Levi, août 2016
22 euros

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