mercredi 2 octobre 2019

"Le temps est à l'orage" - Jérôme Lafargue

Il est courageux, admirable même, d'essayer de raisonner les hommes. Cela reste vain dans la plupart des cas. Les histoires que je colporte en musique ne sont qu'une modeste contribution à l'entreprise de réconciliation. Une poussière prise dans un ouragan.
Ma vraie place, elle est ailleurs.
Je m'efforce de rééquilibrer ce qui peut l'être.

Pour la nature.
Je la nomme encore ainsi, alors que nous vivons une ère où les frontières s'effacent, où les organismes s'interconnectent. Faut-il continuer à distinguer un monde sauvage, ou sommes-nous entrés dans l'ère de l'omniprésence de l'homme ? Je n'ai pas les moyens de répondre.
Tout ce que je sais, c'est que selon un protocole explicite, qui tient autant de la communion que du bricolage, je m'efforce de répondre à ses appels. Corps et âme.

En espérant ne pas être le seul à penser que tout n'est pas perdu. Ni le seul à avoir été choisi.
Joan Hossepont raconte son adolescence, la mort de ses parents, son passage à l'armée, la mort de son meilleur ami, sa compagne, sa fille, la mort de sa compagne, son grand-père, la mort de son grand-père. Beaucoup de morts, une ambiance un peu sombre, et pourtant pas macabre, qui installe comme une ambiance d'automne, en pleine nature, avec le bruissement des arbres, la colère du vent, l'étrangeté des animaux. Humains versus nature. Vie versus mort. Guerre, capitalisation, destruction de la biosphère... Joan Hossepont, comme son ancêtre avant lui, a été choisi, élu par la nature (mais qu'est-ce que la nature ?) pour la venger, pour faire régner un ordre, chaotique et sans concession. 
Je connais cet arbre depuis que je suis tout petit. S'il m'a toujours impressionné et inspiré du respect, il ne m'a pas attiré jusqu'alors plus qu'un autre. Pourtant, là, maintenant, l'instinct me commande de me rapprocher de lui. Tandis que la pluie s'invite, j'escalade les premières racines, veines puissantes qui le juchent à un mètre du sol. J'enserre de mes bras son fût gris, y applique ma joue droite. Une odeur d'écorce saisit ma gorge. Je ferme les yeux, murmure quelques paroles, avant même de le décider. Je ne sais pas ce que je dis, me laissant guider par une intuition. C'est une sorte de jargon, du baragouin, dans lequel je reconnais des mots de patois, quelques-uns de latin.
Je me colle un peu plus contre le tronc. Une sensation de chaleur m'envahit, partant de la jambe gauche. Je me sens possédé par une force démesurée. Je viens d'entrer dans un monde pour lequel je ne suis pas sûr de disposer des bonnes armes. 
Bien que ça pourrait en avoir l'air, il ne s'agit pas d'un roman qui fait l'éloge de la beauté de la nature, on n'est pas non plus dans Walden, et s'il est question d'occulte, d'une sorte de magie, il n'en reste que le côté mystérieux et ténébreux, sans entrer plus en avant. Pas de chichis, brut de décoffrage, on est en plein dans le terroir, et si l'on nage un peu en eaux troubles, les pieds sont bien ancrés au sol, enracinés. On ne respire pas le bien-être insufflé par le bourgeonnement du monde végétal, on se noie dans un sol où reposent mille cadavres, on se fige dans l'écorce d'un arbre, on raconte les montagnes disparues. On suit les chats sur le chemin.
La nature est un fantôme. Une chose que nous avons idéalisée, qui nous échappe et nous nargue, comme un rêve sans cesse recommencé et dont nous ne pouvons jamais reconstituer la trame exacte.
Pourquoi alors persister à la nommer ainsi ?
Par facilité, parce que cela nous rassure, que cela attise notre instinct de possession, cette funeste illusion de contrôler un monde perdu, qui n'a de toute façon jamais existé. La vision irénique d'une nature où tout est harmonie, gentillesse des animaux et générosité de la flore ? Aussi ridicule que les schémas catastrophistes dépeints avec perversité par ceux qui rêvent de l'écroulement. Pathétique et bouleversant.
Un personnage qui s'offre entier, avec ses doutes, ses peurs, sa dépression, son "intranquillité", son envie de sauver, préserver, renverser tous les obstacles, ses tâtonnements, son aura mystique qui lui donne l'air d'être un arbre sur pattes, son asociabilité, sa soif de comprendre. Une "nature" qui s'offre crue, nue, forte, hallucinante, tout en contrastes, une entité indomptable, indéchiffrable tout à fait, une nature ici qui est à la fois séparée et fusionnée avec l'humain. Personnage et décor qui semblent ne faire qu'un, comme s'il était une sorte de Gardien intemporel venu s'incarner uniquement pour servir son environnement. Une aura prenante, forte, entêtante, qui tient en respect. Un livre qui ne se laisse pas totalement dompter si facilement, qui demande corps et âme, qui appelle à retourner plus proche de la Terre et la défendre, à un moment où. Il y en a tant besoin. Soulevez-vous, révoltez-vous, agissez, comprenez, faites partie de. Rappelez-vous du langage qui vient des tripes. (Et, bonus : un bon poing dans la gueule de sympathisants du FN) Merci aux éditions Quidam, c'était le livre parfait pour transitionner de saison chaude en saison froide.
Le monde est un gigantesque gisement d'êtres, de qualités, de capacités qui interagissent. Les humains ne sont pas les seuls acteurs autonomes. Végétaux, animaux le sont aussi. Et au-delà des seuls phénomènes physiques, les artefacts, représentations, esprits, divinités, morts ont leur place, parfois déterminante.
Ne plus en faire de la matière docile, voilà le pari de tous ces chercheurs, qui progressent cela dit dans un couloir sombre où les ricanements de leurs collègues résonnent comme des cymbales géantes.
Mais l'idée qu'il existerait un langage articulé au sein de la nature, perceptible, en position d'interagir avec nous, est fabuleuse.

Bonus : extraits 1, 2, 3, 4, 5, 6

par Mrs.Krobb

Le temps est à l'orage de Jérôme Lafargue
Littérature française
Quidam éditeur, septembre 2019
18 euros

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