« Série de nombres », murmura Tom en essayant d'assimiler les mots à mesure qu'il les entendait prononcer. Mais les mots ne se laissaient plus assimiler aussi vite ; ils semblaient s'attarder sur les tissus de son cerveau comme des insectes sur un carnivore léthargique. Il les répéta mentalement : série de... série de nombres - là, ça y était. Il regarda son fils et attendit.Cette nouvelle, publiée à l'origine dans les années 50, prend place en 2003 (le futur donc - même si pour nous c'est déjà du passé). L'auteur y décrit une société qui fait face à un grave problème de surpopulation, et notamment de la hausse du nombre de personnes âgées dans une société qui se doit d'être active, et où ces dernières sont perçues comme des poids, des assistées. Pour y remédier, une loi a été votée pour que les personnes de plus de 60 ans (et donc retraitées) doivent passer tous les cinq ans des tests d'aptitude afin de valider ou non leur droit à continuer de vivre. Les personnes qui échouent sont euthanasiées.
« Alors ? s'impatienta-t-il après un moment de silence.
- Papa, je t'ai déjà donné la première.
- Euh... » Son père s'efforçait de trouver les mots appropriés. « Veux-tu avoir la bonté de me donner la... la... fais-moi le plaisir de... »
Encore heureux, songea-t-il, que les examinateurs ne soient pas les fils et les filles qui avaient voté la loi. Encore heureux qu'il n'ait pas à marquer du tampon noir INAPTE la fiche de son père et, par là, prononcer la sentence.Dans le cadre de son histoire, Richard Matheson fait le choix de nous placer dans le camp du fils adulte de Tom, octogénaire, qui vit aux crochets de son fils Leslie et de sa femme Terry. Après avoir passé le test plusieurs fois, il devient évident que le vieux ne réussira pas cette année-ci. Alors que son fils lui fait passer des tests de révision avant le jour J, on le voit en proie à d'énormes troubles d'attention, de mémoire, de motricité... Et ensuite, on suit Les et Terry qui discutent du fait que ce serait quand même mieux que le père échoue. Le texte est très court, et se passe en 24h. Il ne s'agit pas tant d'une réflexion approfondie sur le sujet que sur une volonté de transcrire une tranche de la vie de cette famille, avec les émotions du fils, ses questionnements, ses contradictions, les injonctions de sa femme et le comportement embrouillé du père. Ce qui est probablement une tentative de l'auteur pour nous mettre dans la peau des gens qui seraient susceptible d'avoir voté cette loi, d'avoir des proches concernés, me fait penser à tous ces témoignages de parents d'handicapés : on n'a pas du tout le point de vue des personnes concernées. Et ici, le vieux est clairement montré comme un poids, comme un râleur, une gêne, quelqu'un qui ferait mieux d'accepter la mort plutôt que d'accepter... le cours normal de la vie, qui est de vieillir. Je ne cache pas que j'ai été très gênée par ceci, parce que quand bien même il s'agirait de montrer que ce genre de décision est horrible et ne devrait pas avoir lieu d'être, qu'on ne devrait pas avoir à choisir entre la vie d'êtres humains et le profit. Et on peut bien sûr faire le parallèle non seulement avec les personnes âgées (ici même, seulement retraitées), mais aussi avec les personnes handicapées, les personnes qui ne peuvent pas travailler, et même, carrément, les enfants. Bref, je pense que s'il s'agissait d'une critique virulente, l'auteur nous aurait donné le point de vue de celui qui risque sa vie plutôt que de donner les arguments pour / contre qu'on aurait en tant que personne qui a de l'autorité et ne risque pas sa propre vie, et de faire passer la mort du vieux comme quelque chose de, au final, bénéfique pour tout le monde.
Personne ne parlait de mourir. L'Administration envoyait des convocations, on subissait un examen, et ceux qui échouaient étaient sommés de se présenter au centre administratif pour leur injection. La loi fonctionnait, le taux de mortalité était stable, le problème de la surpopulation jugulé - le tout de façon officielle, impersonnelle, sans hauts cris ni scandale. Mais c'étaient toujours des personnes aimées que l'on tuait.À la fin de la nouvelle, comme pour chacun de ses textes SF réédité de nos jours et publiés dans un contexte antérieur, l'édition du passager clandestin fait une brève revue sur l'auteur, mais surtout sur le contexte du récit : ici la question du vieillissement de la population occidentale à la fin du XIXe siècle, les maladies liées aux vieillissement, le programme de sécurité sociale de Roosevelt en 1935, la question de la dignité des personnes âgées, la transition entre les "mouroirs" et les maisons de retraite, l'euthanasie involontaire... et même le programme Hitlerien concernant les personnes handicapées, malades ou âgées. On peut donc comprendre toutes les étapes qui ont mené à une amélioration des droits des personnes âgées, entre le XIXe siècle et le XXe (et, maintenant, au XXIe siècle), et même si je pense que ce genre de réflexion est un peu brutale, le fait que ce texte sorte juste au moment de la réforme des retraites par le gouvernement français est particulièrement pertinent - néanmoins le sujet n'est pas forcément bien abordé de mon point de vue.
Bonus : interview des éditrices du passager clandestin sur le blog Un Dernier Livre
par Mrs.Krobb
L'Examen de Richard Matheson
Littérature américaine (traduction par Jacques Chambon)
le passager clandestin, novembre 2019 (original : 1954)
5 euros
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