lundi 13 janvier 2020

"Les fiancés de l'hiver" - Christelle Dabos

Au commencement, nous étions un.
Mais Dieu nous jugeait impropres à le satisfaire ainsi, alors Dieu s'est mis à nous diviser. Dieu s'amusait beaucoup avec nous, puis Dieu se lassait et nous oubliait. Dieu pouvait être si cruel dans son indifférence qu'il m'épouvantait. Dieu savait se montrer doux, aussi, et je l'ai aimé comme je n'ai jamais aimé personne.
Je crois que nous aurions tous pu vivre heureux en un sens, Dieu, moi et les autres, sans ce maudit bouquin. Il me répugnait. Je savais le lien qui me rattachait à lui de la plus écœurante des façons, mais cette horreur-là est venue plus tard, bien plus tard. Je n'ai pas compris tout de suite, j'étais trop ignorant.
J'aimais Dieu, oui, mais je détestais ce bouquin qu'il ouvrait pour un oui ou pour un non. Dieu, lui, ça l'amusait énormément. Quand Dieu était content, il écrivait. Quand Dieu était en colère, il écrivait. Et un jour, où Dieu se sentait de très mauvaise humeur, il a fait une énorme bêtise.
Dieu a brisé le monde en morceau.
Ce monde, une fois brisé en morceaux, donne différentes "arches", des sortes d'îles flottantes par-dessus une mer de nuages, chacune de ces arches étant gardée par un des rejetons de Dieu. Ophélie, l'héroïne du roman, est née sur Anima, l'arche d'Artemis, où les gens peuvent "lire" les objets avec leurs mains nues, remonter leur passé, leur histoire, ainsi que les émotions de leurs propriétaires. Ophélie sait aussi passer à travers les miroirs, et c'est d'ailleurs suite à un accident de parcours qu'elle est devenue si maladroite. Rien ne la passionne plus que son musée, et certainement pas les projets de mariage que complotent sa famille dans son dos. Jusqu'à être obligée de se fiancer à un étranger, et devoir tout abandonner, famille et musée, pour rejoindre une nouvelle arche : le Pôle. Et cette arche est bien fourbe pour les sens... car s'y trouvent, entre autres, les familles des Mirages (illusionnistes), la Toile (qui voit tout et sait tout), et les Dragons, dont est issu Thorn, sont futur mari, aux griffes mentales acérées.
Cette Hildegarde était une architecte étrangère. Elle venait d'une arche lointaine et peu connue, Arc-en-Terre, où les gens jouaient avec la spatialité comme avec un élastique. Ophélie avait fini par comprendre que ce n'étaient pas les illusions des Mirages qui déformaient les lois de la physique dans la Citacielle ; c'était le prodigieux pouvoir de la Mère Hildegarde. Si les chambres du Clairdelune étaient plus sûres que des coffres-forts, c'était parce que chaque tour de clef les enfermait dans un espace clos, c'est-à-dire coupé du reste du monde, absolument inviolable.
Un décor fascinant, des pouvoirs intrigants, et une histoire du monde bientôt oubliée, une mythologie surprenante... Il y a de quoi se laisser happer dans ce premier tome de tétralogie. Et pourtant, il aura fallu que je m'accroche au début pour ne pas abandonner. Malgré l'imagination débordante de l'autrice, j'ai trouvé en premier lieu l'écriture assez pauvre, les personnages creux et aux limites de l'antipathie pour ceux auxquels j'étais censée m'attacher (les autres étant carrément détestables) - bon, on peut dire aussi pour la défense de ce livre que je l'ai lu juste après avoir relu ma trilogie préférée du monde (que je chroniquerai plus tard), alors la barre était mise très haut. Ophélie est pourtant une héroïne à laquelle je me suis plu à m'identifier : maladroite, passionnée, misanthrope, talentueuse mais sans grand intérêt, avec beaucoup de traits presque autistiques. Mais elle manque, dans ce premier livre, vraiment d'une personnalité. Et c'est aussi ce qu'on voudrait d'elle : une jeune fille passive, oisive, obéissante, qui sache se faire oublier. Qu'elle soit un objet dont on dispose dans une ambiance rétrograde où son fiancé est aussi chaleureux qu'un bloc de glace et aussi transparent qu'un bloc de granit.
« Lire un objet, ça demande de s'oublier un peu pour laisser la place au passé d'un autre. Passer les miroirs, ça demande de s'affronter soi-même. Il faut des tripes, t'sais, pour se regarder droit dans les mirettes, se voir tel qu'on est, plonger dans son propre reflet. Ceux qui se voilent la face, ceux qui se mentent à eux-mêmes, ceux qui se voient mieux qu'ils sont, ils pourront jamais. »
Cependant, je recommanderai à celles et ceux qui auraient envie d'abandonner rapidement de tenir jusqu'à la fin du livre pour se faire un avis. À l'image de toute la série, le livre s'améliore de façon croissante, Ophélie s'affirme de plus en plus et l'histoire a vraiment de quoi intriguer. J'ai été à la fois conquise et horrifiée par ce monde d'hallucinations, ce décor en carton-pâte qui n'a absolument aucune âme, contrairement à l'arche des Animistes. Christelle Dabos a une grande aptitude à former des mondes, à les déformer, à les détruire, à créer de l'intrigue, à forger des personnes aux contours à la fois durs et flous, et pour le moment impénétrables, ainsi qu'à embrouiller les sens. On a envie de savoir qui se cache derrière ce Dieu destructeur, ce qui a pu se passer pour que le monde se transforme à ce point, ce qui se passe sur les autres arches. Et on a envie de savoir ce que contiennent ces Livres mystérieux que possèdent chacun des enfants de Dieu, immortels et amnésiques. Bref, beaucoup de potentiel, pas toujours égal, des choses qui ne se révèlent qu'au compte-goutte, mais à partir du dernier tiers je n'ai plus décroché jusqu'à la fin de la série.
On dit souvent des vieilles demeures qu'elles ont une âme. Sur Anima, l'arche où les objets prennent vie, les vieilles demeures ont surtout tendance à développer un épouvantable caractère. Le bâtiment des Archives familiales, par exemple, était continuellement de mauvaise humeur. Il passait ses journées à craquelet, à grincer, à fuir et à souffler pour exprimer son mécontentement. Il n'aimait pas les courants d'air qui faisaient claquer les portes mal fermées en été. Il n'aimait pas les pluies qui encrassaient sa gouttière en automne. Il n'aimait pas l'humidité qui infiltrait ses murs en hiver. Il n'aimait pas les mauvaises herbes qui revenaient envahir sa cour chaque printemps. Mais par-dessus tout, le bâtiment des Archives n'aimait pas les visiteurs qui ne respectaient pas les horaires d'ouverture.
Bonus : extraits 1, 2, 3, 4, 5, 6

par Mrs.Krobb

La Passe-miroir, t.1 : Les fiancés de l'hiver de Christelle Dabos
Littérature franco-belge
Gallimard Jeunesse, juin 2013
18 euros

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