lundi 30 décembre 2019

"Les Furtifs" - Alain Damasio

« Une ville dite "libérée" est une ville soustraite à la gestion publique et intégralement détenue et gérée par une entreprise privée. Son maire est nommé par les actionnaires, à la majorité simple des parts. En août 2030, la ville de vos parents, qui s'appelait Orange, a donc été rachetée par la multinationale du même nom, pour un prix dérisoire. Savez-vous pourquoi ?
- Parce qu'Orange, ils zont pas eu à racheter le nom de la ville ! Le nom, c'est ça qui coûte le plus cher, Madame ! »
 Nous voici dans la France des années 2040, une France dont les villes ont été rachetées par des entreprises, une société 100% contrôlée grâce à un asservissement volontaire au monopole de la data, où chacun•e voit ses données privées utilisées dans un but commercial, où il faut payer son accès à la ville et à ses structures par le biais de forfaits privilèges. « La Bague : un seul anneau pour nous gouverner tous ? » : le numérique a envahi le réel, sans possibilité d'en échapper, car sans Anneau, vous êtes également fiché•e. Voici le monde tel qu'il peut être lorsque l'on privilégie la sécurité à la liberté, lorsqu'on laisse l'algorithme prendre le pas sur l'aléatoire, lorsque le privé est rendu public. 
Genre le gars qu'a dix ans derrière lui à bourlinguer dans les communautés. Pour qui « pas de chef » est juste normal. Le prix libre, la norme quoi. Qui trouve évident de troquer et de jamais avoir d'oseille dans les poches : ils ont une appli qui décompte tout sur le serveur de la communauté. Tu dois juste être positif rapport à ta dette aux autres. Et sinon ? Sinon que dal, il se passe rien, ça ronchonne un peu et basta. Tu feras un peu plus d'heures les pieds dans la gadoue, à la rizière, c'est tout. Et si tu merdes vraiment, que tu fais le gros morpion qui suce ? Ben, on finit par te foutre dans la cale d'une péniche et on te ramène à Arles fissa. Tu deviens tricard ici. Ils dégagent deux trois mecs par mois comme ça. Que des mecs, pour le coup : les nanas foutent pas la merde. D'ailleurs elles sont en majorité sur l'île.
Évidemment, face à tout ça se dressent plusieurs groupes d'anarchistes, d'activistes, de communautés auto-gouvernées dans des zones à défendre, des personnages qui évoluent hors des normes, hors des cadres, hors du tout-numérique. Ces personnes revendiquent la liberté de penser, de bouger, d'assumer sa différence, mais aussi la liberté d'apprendre, car l'éducation même est totalement contrôlée. Également en dehors de la société, une sorte d'armée hors de l'armée, un groupe de "soldats" traque une nouvelle forme de menace... Les furtifs.
Le furtif est dedans. Ils le savent parce qu'ils ont activé les capteurs optiques, tactiles et thermiques, la résonance magnétique et l'artillerie d'écoute ; qu'ils ont mesuré les variations de l'hygromètre, le jeu des trains d'ondes et les infimes turbulences de l'air à l'intersection des murs.
Ni tout à fait animal, ni végétal ni minéral, ni humain ni inanimé, les furtifs n'existent que pour celles et ceux capables de les percevoir, entraînés à les entendre, les traquet, les comprendre. Totalement hors-champ, invisibles, espiègles, redoutables, mais aussi inoffensifs, l'apparition des furtifs fait penser à une invasion extraterrestre, et pourtant... terrestres, ils le sont déjà plus que nous. Et si Lorca, un des personnages du roman, décide de se lancer sur leurs traces, c'est bien parce qu'il pense que sa fille s'est enfuie... grâce aux furtifs.
« On a d'abord pensé qu'il pouvait s'agir d'une arme d'infiltration chinoise, issue du génie génétique. Puis quelques scientifiques ont suggéré la piste d'une mutation accidentelle des mustélidés, à partir de biohacks aventureux de type crispr-9. »
Ce roman de Damasio recouvre principalement ces trois thèmes : critique d'une société du futur où le numérique aura tout cloisonné, de même que les multinationales et l'État ; tentative d'échapper à la société, petites communautés qui repensent la vie en commun ; et enfin les furtifs, ces êtres mystérieux qui nous font repenser notre rapport à notre environnement. Plutôt dense, donc, beaucoup de revendications, une épopée à la fois digne de la Horde du contrevent mais plus ancrée dans le réel, tout en gardant une part de fantastique.
« Je comprends tellement que ce monde rêve d'un envers ! De quelque chose qui lui échapperait enfin, irrémédiablement, qui serait comme son anti-matière, le noir de sa lumière épuisante ! L'abracadata qui échapperait par magie à toutes les datas ! Je comprends que la fuite, Lorca, la liberté pure, l'invisibilité qui surgirait au coeur du panoptique, soient les fantasmes les plus puissants que notre société carcélibérale puisse produire comme antidote pour nos imaginaires. »
On sent ici l'influence énorme de la vie personnelle de Damasio, lui-même un peu échappé des réseaux, qui a pas mal cotoyé la ZAD de Notre-Dame-Des-Landes (entre autres). Il y a beaucoup l'idée de l'utopie, des zones à défendre / à reconstruire, des angles morts où tout est contrôlé / surveillé. Les furtifs, tout comme celles et ceux qui souhaitent changer le monde, sont ici mis en parallèle. Damasio brode dans le champ des possibles avec une très grande fantaisie dans les solutions alternatives proposées, et c'est parfois même un peu too much, ça ne laisse pas beaucoup d'espace pour qui ne sait pas voler dans les airs, construire des choses, hacker les ordinateurs ou torpiller la police, mais dans une époque où la révolte se fait sentir de toute part, c'est un doux rêve, un bel espoir à disposition pour repenser les choses. Dans ce décor, les furtifs tombent à pic, autant pour nourrir l'imagination de celles et ceux qui souhaitent un retour à la terre, au vivant, au mouvement, à la création, que pour dresser le portrait d'un nouvel ennemi, faire monter la peur, le besoin de sécurité. Je n'en dirai pas plus sur les furtifs, pour ne rien spoiler, mais je trouve que c'est vraiment un sujet hyper intéressant, bien amené, bien construit, riche et merveilleux, qui questionne sur la conscience, l'intelligence, l'adaptation, le langage, la réappropriation, le vivant...
Je trouvais la crainte qui cerne, accule. L'effroi sobre d'être en face non plus d'animaux, mais d'une conscience qui nous assimile. D'une intelligence qui nous observerait vivre, tapie en araignée dans l'angle mort d'un double plafond, goguenarde. L'objet d'étude se retournait - et c'était maintenant nous sous la mire.
Tout comme dans La Horde du Contrevent, l'auteur fait appel à une narration multiple, qui change au gré du roman et se signifie à l'aide de symboles attribués aux personnages principaux du livre. Là où c'était plus ardu pour le premier, ici nous avons beaucoup moins de personnages, ce qui rend plus facile à identifier. Il use de changements de style, de lexique, de langage, d'expressions, qui fait qu'on les reconnaît très bien, mais c'est parfois poussé un peu trop à l'extrême et les rend parfois moins crédibles, quand bien même ça rend les autres plus authentiques et sincères... De même que Damasio change de sujet et de point de mire régulièrement, passant de la dystopie à l'utopie, du concret au fantastique, en s'arrêtant sur la parentalité, le deuil, l'identité de genre, la spiritualité. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il s'agit d'un récit passionné, poignant, plein d'émotions, de rebondissements, de réflexions sur le monde tel qu'il est et tel qu'il promet de devenir. L'auteur nous offre encore du singulier, le genre de livre qu'on n'oublie pas après l'avoir lu, qui en fait parfois beaucoup (trop) pour sortir du lot, et qui y arrive. Les enfants perdus contre le capitaine crochet, avec les fées, les pirates, et un enfant à retrouver... version 2.0.4.1 ! Avec, en prime, un album à écouter pour se mettre dans l'ambiance, en collaboration avec Yan Péchin.
« La trace n'est-ce pas ? la trace ! La trrraccce... Empreinte ou marque que laisse le passage d'un être ou d'un objet, bien sûr... Une piste, une brisée, une foulée, un pas ou une passée... Marque laissée par une action quelconque, plus largement. Trace d'encre ou de sang, traces de coups, de freinage, traînée ou tache... Ce à quoi l'on reconnaît que quelque chose a existé, ce qui subsiste d'une chose passée : un reste, un vestige, un souvenir, une archive. Je m'interroge sur la frénésie d'un monde qui ne supporte plus que le présent passe - et passe sans laisser de trace - juste passe. Sur cette compulsion que vous avez, vous et vos affidés, à retenir et à capturer. À piéger dans l'archive, à aspirer sans cesse de la donnée. Sur ce que ça dit de notre inaptitude panique à vivre le présent. »
Bonus : interview sur Nova + extraits 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20

par Mrs.Krobb

Les Furtifs de Alain Damasio
Littérature française
La Volte, avril 2019
25 euros

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