Va-t'en comprendre, qu'est-ce qu'on va devenir sans l'Helvezia, fermer comme ça après cent ans, et tu voudrais qu'on sache quoi faire de nos journées, dit l'Otto, tu peux tourner le schmilblick comme tu veux, une pierre c'est une pierre, eux ils veulent faire de l'argent, ils vendent, et quand il est question d'argent ils sont pire que le Ner sez, le diable en personne. Ça fait combien de temps que tu t'occupes de l'Helvezia, il demande à la Tante. Plus de soixante ans, elle dit, et le bistrot il a fermé une seule fois pendant deux semaines, la fois où je suis allée aux îles Canaries.Ce court roman dépeint une scène de bistrot dans un petit village suisse, la nuit juste avant que celui-ci, l'Helvezia, ferme ses portes pour de bon, après de nombreuses décennies d'activité. On y retrouve les habitué•e•s, et leurs voix se mélangent en une cacophonie singulière. On y boit, énormément, bière, piccolo ou café-goutte. On se remémore les anciens, les catastrophes, les vivants et les morts, les présents et les absents, on parle religion, école, élevage, terroir, mais aussi amour, violences, et maladies, et bien sûr : météo.
La Tante tient des deux mains la coupure de journal, alors voyons voir ce qu'est écrit ici : pendant sept jours il a plu sans interruption, puis le roc a cédé au-dessus du village voisin et des pierres grosses comme des vaches se sont abattues sur la village en contrebas, mille neuf cent vingt-sept, dix-huit octobre, enterrant tout le village, seul le clocher est resté debout, même la nef de l'église elle a pas tenu, rien que le clocher. Car Dieu est perché dans le clocher, dit le Luis.Arno Camenisch retranscrit de façon formidable l'ambiance des conversations de comptoir : tout se mélange, tout le monde parle en même temps, et puis on boit, et puis on fume, et puis on va aux toilettes, parfois on s'endort, on repart et on revient, on cancane, on silence, on pense au bon vieux temps et aussi aux temps qu'on aurait voulu oublier, et puis on se contredit, on vrille un peu avec l'ivresse.
Comment ça de l'eau, dit la Tante à la grande table des habitués dans l'Helvezia, elle fixe l'Alexi, mais t'es marteau. Elle secoue la tête et glisse une Mary Long entre ses lèvres, ça j'irai pas te chercher de l'eau, vas-y toi-même si vraiment t'y tiens, tu sais où sont les verres hein, elle prend une allumette dans la boîte sur la table et elle allume sa Mary Long. L'Alexi veut se lever, le Luis lui saisit le bras, toi tu restes assis, ici personne boit de l'eau, on est pas tombé si bas, t'en veux une sur la tronche ou quoi, peut-être bien que ça veut te remettre les idées en place.Ce qui ressort, surtout, dans cette grande chronologie qui court sur une centaine d'années, c'est un village qui a l'air figé dans le temps - le roman pourrait avoir lieu autant dans les années 20 (celles d'avant) que tout juste maintenant. Le temps passe sans trop rien changer, en tout cas le temps des heures. Parce que le temps, l'autre, celui qui fait le froid et le chaud, lui détruit un peu tout sur le passage. Tout se détraque, le village est plusieurs fois détruit, enfoui, brûlé, avalanché, mais toujours debout encore. Pour combien de temps ? Il n'y a plus rien qui pousse et il ne neige même plus.
Leur maison avait brûlée aux Gieris, tout jusqu'aux fondations, dit l'Otto, l'été 1979, Dieu en avait voulu ainsi qu'est-ce tu veux, et eux, fûtés comme ils étaient, ils l'ont reconstruite tout pareil dix mètres plus loin à droite, histoire d'être sûrs d'en réchapper si jamais la mort blanche elle se pointait. Ils ont emménagé juste avant les premières neiges, toute pimpante la baraque et voilatipa qu'à la deuxième neige déjà l'avalanche déboule et qu'elle t'aplatit la nouvelle toute belle maison des Gieris avec son joli nom gravé au-dessus de la porte.Ustrinkata, dont le nom vient de "austrinken" (boire cul sec) se vide d'une traite, comme son titre l'indique. Bien que ce ne soit pas le genre d'ambiance qui m'accroche, je reconnais fort volontiers le talent de l'auteur pour construire un livre dans un langage oral très bien retranscrit, d'un seul souffle comme si la communauté formait une entité unique, dans un mélange des différents patois. Il nous téléporte directement en plein cœur de son décor, et c'est limite si on ne s'attend pas à retrouver posé devant nous : une bouteille de bière, un cendrier, une poignée de porte des toilettes. Nostalgique, bourru, voire un peu rustre, simple, à la fois grave et drôle, ce très court récit sent la pierre, la terre et la pluie. Plus que ça, d'ailleurs, ce roman nous semble si familier puisqu'il est basé sur la propre expérience de l'auteur : c'est sa tante, dont il est question dans le livre, qui tenait le bar, où lui-même allait se poser régulièrement. Je rajoute une mention très honorable à la traductrice pour avoir pu retranscrire ce langage si singulier.
L'Otto est sur le seuil de la porte d'entrée de l'Helvezia, il tient une poignée de porte dans la main. Comment ça se fait que tu te pointes par ici et pas par le couloir, demande la Tante, et c'est quoi que t'as là. (...) La poignée de la porte des toilettes, dit la Tante, oui dit l'Otto. Et pourquoi que tu l'as avec toi, elle demande, il hausse les épaules, juste comme ça, quoi juste comme ça elle dit, juste comme ça, il dit (...) elle m'est restée dans les mains. Non mais ça alors, dit le Luis en tapant du poing sur la table, et comment qu'on fait pour aller aux toilettes nous autres maintenant, espèce de sale brute qui casse tout. C'est la poignée de dedans crénom, vous pouvez entrer te bile pas, faut juste se gaffer de laisser la porte ouverte ou alors vous faites comme moi, vous escaladez pour sortir par la fenêtre et vous revenez par la porte d'entrée. Il s'avance vers la grande table, bouah qu'est-ce qu'il flotte. Ben quoi, qu'est-ce que vous avez à me regarder comme ça, j'ai tué quelqu'un ou quoi.
par Mrs.Krobb
Ustrinkata de Arno Camenisch
Littérature suisse (traduction de l'Allemand par Camille Luscher)
Quidam éditeur, février 2020 (original : 2012)
13 euros
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