lundi 2 mars 2020

"Derrière la gare" - Arno Camenisch

Inventoriage, dit mon frère. Jusqu'au bout du village nous comptons vingt-cinq maisons, huit granges à foin, un garage d'autos, un garage de motos, la gare avec la poste, deux fontaines avec la date, la réserve de bois et la rastellerie du Nono, une cabina da telefon, le kiosk de la Mena et quatre bennes à ordures. Une fois arrivés de l'autre côté du village, on repasse dans l'autre sens et on compte les gens qui habitent dans le village. (...) Il y a quarante et un ou quarante-deux habitants. On sait pas si le Tini Tounu est une ou deux personnes. Ça reste encore à établir. Dans le village il y a le restorant Crusch Alva, là où Silvana habite, le restorant Bahnhof au milieu, qui est fermé, et le restorant Helvezia. L'Helvezia est à ma Tata. Il y a l'épicerie de la Marionna, l'Usego du Gion Bi, la quincaillerie du Giacasepp, la boulangerie et le salon de frisure. 
Nous revoici dans le décor d'Ustrinkata, un mini village suisse dans les montagnes, raconté par un jeune narrateur qui fait le portrait de chacun, décrit chaque habitation, chaque détour. Ça sent le bon vieux temps, l'insouciance, les genoux écorchés, les piccolos, la neige et les lappis. Le récit prend l'allure d'un petit théâtre, découpé en scène très courtes, où l'on apprend à vivre ensemble, comme si tout le monde faisait partie de la même famille.
Quand je m'écorche le genou à vélo ou au foot, la Maman m'amène chez Fraurorer. C'est une samaritaine et elle me peint le genou en rouge, elle met un paradra avec des images par-dessus ou elle fait un bandasch. Tu reviens demain et on regarde, hein choupi. Je fais oui avec la tête et elle me fait un bisou sur la joue. La monture de ses lunettes me cogne le front. Je m'essuie la joue. Après la Maman lui apporte des cerises du jardin.
Il y a un air de nostalgie, on ne sait pas trop où se situe la frontière entre autobiographie, souvenirs romancés ou fiction. « C’est mon enfance, mes racines, mes origines. » dit l'auteur dans cet article sur Le Temps « Mes livres parlent de choses simples, de la vie, de la mort, de l’amour, du changement. A Salerne, une vieille dame est venue me dire que le village de Derrière la gare parlait de chez elle, et c’est comme ça partout: les gens s’y reconnaissent. » Pour les gens comme moi, qui ont grandi dans une grande ville, ça a l'air complètement hors-champs, hors-temps, une sorte de bulle hors du monde, et pourtant, oui, quand même familière.
Le Giacasepp vit au-dessous de chez nous. Il a un magasin et une moustache. Il vend des vis. Il vend des clous et des tronçonneuses. (...) Il vend aussi des caissaoutis, des mars et des glaces. Et si on commence, on peut aussi acheter des vélos chez le Giacasepp. Mais ça met long avant que les vélos arrivent et après il faut encore les construire.
Parce qu'on vit l'histoire à travers les yeux d'un enfant, les choses qui y sont abordées semblent un peu irréelles, pas si graves même quand quelqu'un finit à l'ospital ou que des familles partent, il y a les affaires des grands et celles des petits. Il y a les lappis dans le jardin et quand ils disparaissent on s'étonnerait pas que ce soient les grands qui les aient volés pour les manger. Il y a les accidents de route, les accidents de ski, les soldats derrière la gare. Tout semble quand même immuable, indéfectible. Comme figé dans la roche, dans les montagnes.
On a fini les dernières tchupatchups quand on entend le Fatre crier, buobs l'hélicoptère arrive. Mon frère me regarde. Il a des yeux de poisson derrière la vitre bleue de son masque de ski. J'y crois pas, je dis, le Fatre fait sûrement des blagues parce qu'il s'ennuie, y a pas d'helioctober chez nous. Mon frère dit peut-être qu'un helioctober va vraiment arriver, il va nous jeter des sacados avec des tchupatchups et des sandouichs au salami et au concumbre, pour pas qu'on ait faim pendant la nuit.
Le ton est très différent de celui d'Ustrinkata, bien qu'on retrouve une certaine familiarité dans l'écriture, son débit est maintenant haché, à une seule voix. La cacophonie se calme pour devenir petites photographies Polaroïd. Bon, il est fort probable qu'il aurait fallu lire Derrière la gare en premier, puisqu'on y parle d'un temps où l'Helvezia n'est pas encore menacé de fermeture, d'un temps où il neige encore quand il faut qu'il neige, mais l'un et l'autre se nourrissent bien dans un sens comme dans l'autre. Les deux se lisent vite, un peu plus ou un peu moins de cent pages chacun, mais ils font partie des histoires qui marquent par la singularité de leur langage, leur approche du monde, leur simplicité efficace. Encore une fois, le travail de traduction de Camille Luscher est excellent : on lit comme entend, les langues se mélangent, avec un accent fort prononcé.
Par la fenêtre, on regarde dans la rue si le Samicolaus arrive enfin. Il va arriver sur une luge, tiré par son âne aux oreilles trop longues, et il aura apporté un grand sac plein de noix, de cacahuètes et de mandarinas pour nous parce qu'on a pas fait de fariboledingues de toute l'année. Il arrive sûrement bientôt, dit la Maman. Par la fenêtre, on voit une auto s'arrêter devant la boulangerie. C'est la subaru rouge du Gion Baretta. Le Samicolaus descend de la subaru avec son habit rouge, sa barbe blanche à la main et une belle canna. Il a un chapeau sur la tête.

par Mrs.Krobb

Derrière de la gare de Arno Camenisch
Littérature suisse (traduction de l'allemand par Camille Luscher)
Quidam éditeur, février 2020
12 euros

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