mardi 11 février 2020

"Vorrh" - Brian Catling

À mesure que la forêt s'assombrissait, les ombres s'allongeaient pour n'en former qu'une. Le monde à l'extérieur du chêne était plus qu'obscur : en perpétuelle mouvance. Des flous bleus se fondaient au noir dense du fond. Des êtres glissaient, bruissaient, rampaient, battaient des ailes dans la profondeur infinie. Il leva une main devant son visage pour vérifier : le vieil adage avait raison, il n'y voyait pas plus loin que le bout de son nez. Et pourtant, le liquide noir d'ébène qui emplissait ses orbites contenait toutes sortes de choses qui tourbillonnaient dans une proximité terrifiante.
La Vorrh ressemble à la fois aux entrailles des enfers et à la porte du paradis, elle est le Jardin d'Eden et votre mort annoncée, elle est une immense forêt située au coeur de l'Afrique coloniale, entité immortelle et si dense que personne n'en a visité la totalité et n'est revenu pour en parler (et les personnes qui en sont revenues peinent à continuer d'être des personnes). Autour de la Vorrh, plusieurs récits qui s'entrecoupent : il y a l'Archer, poursuivi et protégé à la fois par de terribles chasseurs, il y a Ismaël le cyclope, il y a les Limboia - ouvriers zombies -, mais également quelques personnages historiques, tels que Eadweard Muybridge et William Withey Gull, Raymond Roussel et Sarah Winchester (et peut-être d'autres ?).
La flèche se lâche, disparaît dans le bleu avec un bruit qui pulse sensuellement en moi ainsi qu'en toutes les autres particules substantielles et spectrales, visibles ou pas. Elle parcourt encore les spirales de l'air, détectant de sa pointe glacée un certain sang. L'espace d'un instant, je fuse avec elle là-haut, loin au-dessus de ces terres poreuses, longeant la mer dont les vagues se fracassent à l'infini.
Ça va être difficile pour moi d'écrire cette chronique pour deux raisons : le livre relate de beaucoup d'histoires en même temps, qu'il serait long de résumer, qui ne s'entrecroisent même pas forcément, et surtout, je ne sais pas vraiment dire ce que j'en ai pensé. J'ai à la fois une grande admiration pour l'écriture de l'auteur, qui est excellente et travaillée, plutôt raffinée bien que sombre comme son propos, ainsi qu'une sorte de rejet instinctif lors de nombreux passages. Le sujet central du livre, la Vorrh, cette forêt vivante, zombifiante, insondable, terrible, religieuse, monstrueuse et éternelle, est ce qui m'avait convaincue au départ, mais bien qu'elle soit au centre de tout, on ne l'approche que peu. L'humain est le véritable sujet du livre, dans sa décadence, son indécence, sa supériorité, son mépris, son manque de respect, ses travers, ses vices.
De plus en plus écœuré, Tsungali avait pris de l'avance et passé un coin de mur pour se figer devant la vaste vitrine suivante. Y luisaient tous les dieux de ses pères. Cette prison de verre et de bois les retenait, nettoyés, fièrement campés pour que tout le monde autour puisse voir leur pouvoir et les adorer. Sauf que sur le sol de leur incarcération, dans un grand désordre, il y avait les instruments et les biens prisés par son clan : marques, outils et secrets d'hommes comme de femmes mélangés et forniquant, exposés de façon obscène, écrasés sous de l'écriture. À chacun était accrochée une étiquette en carton brun : les mensonges gribouillés de l'homme blanc s'agrippaient à chaque objet chéri, pillé, volé, blessé, animal pris au piège. 
J'ai été d'emblée gênée par le côté beaucoup trop colonial du livre - côté qui semble être dénoncé à demi-mot de temps à autres (et de façon à la fois assez drôle et fortement cynique) - mais qui est pourtant présent jusqu'à l'étouffement. Plus que la forêt, ce que l'on arpente le plus, c'est cette réplique - exacte à la brique près - d'une ville européenne placée dans ce continent qui n'est pas le sien, où l'on va côtoyer en majorité des personnages blancs. À tel point que l'on oublie que l'histoire ne prend pas place en Angleterre, en Allemagne ou en France. Comme si la Vorrh et ses alentours ne présentaient finalement aucune richesse ? Par ailleurs, les personnages pour qui ça finit mal sont les personnages noirs, les personnages exploités et les personnages monstrueux (sauf un, mais qui souhaite devenir comme les autres personnages blancs)(alors que j'attendais qu'ils aient justement tous leur revanche, dommage). J'ai probablement manqué beaucoup de sous-texte et de second degré, à ce sujet comme à d'autres, tout le long du livre, mais ce sentiment a bien trop subsisté et c'est ce qui m'empêche de vraiment apprécier totalement ce livre dont les qualités sont pourtant nombreuses.
Sauf que les Blancs vous annonçaient chaque fois où ils étaient. Ils envoyaient comme une vague d'étrave : le sol et ses animaux murmuraient bien avant leur arrivée. Et leur sillage était immense. Même après le plus doux de leurs trajets, la terre écrasée et contaminée devait se réparer.
Néanmoins, si je mets mes attentes et mes projections personnelles de côté, Vorrh est un livre d'une densité assez incroyable - comme la forêt -, et garantit une grande originalité, une ambiance fantastique à la fois morbide et fascinante, une aventure aux frontières du réel, entre le monde des vivants et le monde des morts, un monde de vengeance, de cruauté, empreint d'un esprit vieillot du XIXe siècle qui ne demande qu'à crever l'abcès. J'ai beaucoup aimé les côtés spirituels et religieux qui entourent la Vorrh mais que j'ai trouvés très peu développés pour finir, et j'aurais aimé en savoir plus sur l'histoire étrange d'Ismaël et de ses protecteurs. Même si ça ne m'a pas accroché autant que je l'aurais pensé (surtout avec une préface d'Alan Moore et une recommandation de Pullman - j'avais mis la barre bien trop haut, sans doute), je pense que ça reste un livre à lire absolument pour les personnes amatrices d'ambiance du type Les machines à désir infernales du docteur Hoffman de Angela Carter.
Le bateau avait viré au gris, les hommes resplendissaient sur le courant vespéral. L'Archer lui avait confié sa voix et tandis que son nom flottait parmi les branches, son arbre-cerveau tournait pour se mettre au diapason de celles du ciel inversé qui débordait des timides étoiles. Le marinier songeait à une nouvelle machine, une sorte de métier à tisser l'eau, à tresser la mer. Son imagination convoquait les anges. Alors même que l'idée produite était sans grande conséquence, ceux-ci s'éveillèrent devant la vibration des mécanismes de la pensée et la densité d'une telle ingérence. Ils arrivèrent conscients et observèrent avec circonspection les ego qui s'éloignaient des intrus en flottant à contre-courant. Eux-mêmes restaient à bonne distance par crainte d'être pris dans l'ambre des auras humaines - une matière solaire et collante, pas faite pour cet endroit et qui réfléchissait la lumière à profusion.
Bonus : extraits 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14

par Mrs.Kobb

Vorrh de Brian Catling
Littérature anglaise (traduction par Nathalie Mège)
Fleuve éditions, septembre 2019
24,90 euros

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