mardi 4 février 2020

"La tempête des échos" - Christelle Dabos

* * * Attention, il s'agit de la fin d'une saga : retrouvez les tomes 1, 2 et 3 * * *
Au commencement, nous étions un.
Mais Dieu nous jugeait impropres à le satisfaire ainsi, alors Dieu s'est mis à nous diviser. Dieu s'amusait beaucoup avec nous, puis Dieu se lassait et nous oubliait. Dieu pouvait être si cruel dans son indifférence qu'il m'épouvantait. Dieu savait se montrer doux, aussi, et je l'ai aimé comme je n'ai jamais aimé personne.
Je crois que nous aurions pu tous vivre heureux, en un sens, Dieu, moi et les autres, sans ce maudit bouquin. Il me répugnait. Je savais le lien qui me rattachait à lui de la plus écœurante des façons, mais cette horreur-là est venue plus tard, bien plus tard. Je n'ai pas compris tout de suite, j'étais trop ignorant.
J'aimais Dieu, oui, mais je détestais ce bouquin qu'il ouvrait pour un oui ou pour un non. Dieu, lui, ça l'amusait énormément. Quand Dieu était content, il écrivait. Quand Dieu était en colère, il écrivait. Et un jour, où Dieu se sentait de très mauvaise humeur, il a fait une énorme bêtise.
Dieu a brisé le monde en morceaux.
Nous commençons ce dernier tome avec l'effondrement de Babel et une sorte d'épuration de toutes les personnes non-natives de Babel afin de pouvoir réguler la population avec le peu de terres encore disponibles. Ophélie fait bien sûr partie des personnes vouées à l'expulsion, et c'est ainsi qu'elle décide de se rendre à l'observatoire des Déviations, à la fois pour demander droit d'asile et pour résoudre les mystères qui entourent cet endroit où sont entassés toustes les "inversé•e•s". Dans cet observatoire, elle fera plus ample connaissance, par le biais de résidus mémoriels, avec Eulalie Dilleux - Dieu - et sera suivie de près par l'ombre.
Eulalie attarde son regard sur les carcasses couchées des arbres millénaires. Une histoire de plus déracinée à jamais. Elle ne s'en émeut pas. Elle n'a aucun attachement au passé : seul compte l'avenir qui se réécrira sur ces ruines. Elle peut déjà l'imaginer, ce nouveau monde. Il palpite sous ses pas comme un cœur de bébé qui attend de naître.
Ce dernier tome est encore plus radical que les trois autres en terme de manipulation, d'oppression, de discrimination, d'exclusion et de confrontation. Premièrement, avec la vague d'expulsion forcée des individus marqués, bringuebalés de force dans des dirigeables surpeuplés, dont on a quasiment la certitude qu'ils n'ont aucune destination et vouent les gens à une mort certaine. C'est ainsi que l'on apprendra enfin ce qui se trouve dans le "vide", entre les arches, ce qui tient l'équilibre du monde, ce qui se cache dans l'inconnu et qui est la clé de toute l'Histoire. Ces expulsions forcées ont aussi renforcé l'esprit de rébellion qu'on trouvait déjà un peu dans le troisième tome, et qui gagnent grandement du terrain ici : l'humanité qui tente de reprendre ses droits, son droit au souvenir, son droit au libre-arbitre, son droit à exister même sans pouvoir familial...
Des vies impossibles surgissaient du néant. D'autres y étaient plongées ou n'en sortiraient jamais.
Deuxièmement, il y a l'observatoire des Déviations. Que l'on peut voir clairement comme une critique de la psychiatrie et de ses dérives, de la façon dont la plupart des gens perçoivent les personnes handicapées (physiquement ou mentalement), de la façon dont ces personnes sont traitées, abusées, manipulées et mises à l'écart, de la façon dont on impose des traitements, des techniques, de l'isolement. Tandis qu'on se rapproche progressivement de l'Histoire de notre monde avec les souvenirs d'Eulialie, on se rapproche également beaucoup des problématiques qui nous concernent et donc des critiques vraiment pertinentes, qui commençaient à se faire sentir dans le 2ème tome et à être vraiment poussées dans le 3ème. Malgré le fait qu'on se trouve clairement dans un Univers fantaisiste, et malgré le fait que les choses soient abordées de façon très superficielle, le 4ème tome tape assez fort.
Elle a toujours pensé que, si l'humanité est à ce point agressive et belliqueuse, ce n'est pas tant par haine des autres que par peur de sa propre fragilité. Si chaque personne au monde était capable d'accomplir des miracles, elle cesserait de craindre son voisin.
Ce tome apporte toutes les résolutions finales et il est dur d'en parler sans trop spoiler. De mon côté, j'y ai trouvé autant de révélations et retournements excitants et fascinants que j'ai trouvé de choses bâclées ou finalement un peu décevantes. Je dirai juste que si j'ai été peu convaincue par certains éléments du passé concernant Dieu, les Esprits de Famille et l'Autre - tout en trouvant la motivation de départ pertinente -, je trouve aussi la fin plutôt satisfaisante dans le sens que la boucle est bien bouclée, je n'aurai pas vu d'autre résolution. Je reconnais cependant que l'histoire se tient de bout en bout, et que Christelle Dabos a réussi à nous tenir en haleine pendant quatre tomes déjà bien denses, a réussi à construire un monde complexe, critique et riche en possibilités. Les personnages gagnent véritablement en personnalité au fur et à mesure des tomes, et l'écriture de l'autrice paraît également plus affirmée qu'au début.
« Nous sommes originaires de familles différentes. Vous êtes cyclopéens ? Mettez-vous en apesanteur. Vous êtes fantômes ? Transformez-vus à l'état gazeux. Vous êtes colosses ? Réduisez votre masse. S'il y a des Zéphyrs à bord, invoquez des vents ascendants. Vous n'êtes peut-être plus des citoyens de Babel, vous n'en êtes pas moins ce que vous êtes. Chacun d'entre vous peut contribuer à tous nous ramener à la surface. »
Je regrette de n'avoir pas pu explorer bien plus que ça les différentes arches, et j'imagine qu'il est toujours possible d'espérer de futures histoires parallèles basées sur ces microcosmes ; je regrette aussi certains personnages qui étaient très prometteurs et qu'on ne suit finalement que très peu (ou qui ne servent qu'un but sans réellement exister pour eux-mêmes). Je ne sais pas s'il s'agit d'une lecture qui me marquera durablement, bien que clairement la plupart des sujets abordés et la diversité des pouvoirs familiaux m'aient réellement enthousiasmée, mais ces livres ont l'avantage de réussir à happer complètement. Tout n'y est pas parfait et j'ai eu réellement du mal à rentrer dedans au premier tome, mais clairement en sortir a été aussi bien compliqué, et certaines choses m'ont fait doucement penser à la trilogie À la croisée de mondes de Philip Pullman. Si vous êtes intéressé•e•s par les mondes parallèles, les histoires "de l'autre côté du miroir", les pouvoirs magiques-mais-pas-trop, mais aussi par le fait d'avoir une héroïne féminine, d'avoir des personnes "de travers, différents, handicapés ou maladroits", et d'avoir également un Dieu qui est en réalité une femme : allez-y, c'est pour vous.
Son corps était, comme sa voix, ni vraiment celui d'un homme ni vraiment celui d'une femme, ou alors un peu des deux à la fois.
Bonus : extraits 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8

par Mrs.Krobb

La Passe-miroir t.4 : La tempête des échos de Christelle Dabos
Littérature franco-belge
Gallimard Jeunesse, novembre 2019
19,90€

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