mardi 9 juin 2020

"Destination fin du monde" - Robert Silverberg

« J’ai écrit When We Went to See the End of the World en juin 1971, alors que la guerre au Vietnam continuait d’ébranler les fondements de la vie américaine et qu’on remettait en question les certitudes héritées des années calmes et prospères de l’immédiat après-guerre. Cette histoire se voulait satirique (...). Nous avons survécu aux bouleversements des années 1970, quoiqu’au prix d’immenses transformations de notre société. À l’heure où j’écris ces lignes, un bouleversement plus vaste encore secoue le monde; nous sommes aujourd’hui à l’aube d’une terrible pandémie, le Covid-19, qui bouscule de fond en comble nos confortables N existences. Durant toute ma vie d’écrivain, j’ai essayé d’entrevoir l’avenir; ce à quoi j’assiste aujourd’hui est tellement effrayant que l’avenir, je l’espère, apportera cette fois un démenti à ma vision de demain. »
- Robert Silverberg, le 30 mars 2020
Dans ce court récit, de 18 pages hors introduction et postface, nous nous retrouvons à une soirée, parmi un cercle d'amis « américains aisés et brillants de l'époque (ndlr : années 70) ». La discussion porte sur la nouvelle attraction à la mode : une agence propose des voyages... dans le temps. Mais pas dans le passé, non, dans le futur ! Et précisément : à la fin du monde.  « Oui, c’est tout récent. C’est l’agence de voyages qui nous a suggéré ça. On t’installe dans une machine, une sorte de minuscule sous-marin, avec des cadrans et des leviers derrière une paroi en plastique pour qu’on ne touche à rien, et on t’expédie dans l’avenir. Ils acceptent toutes les cartes de crédit en cours. » Comme il est grisant d'assister en demiurges à l'extinction de toute espèce, à l'inondation de la planète, à la mort du soleil... Rien n'étonne plus les gens aujourd'hui, alors que le monde est déjà ravagé par toutes sortes de catastrophes humaines et écologiques. « Flotter au niveau de la cime de l’Everest, c’était du tonnerre ! Il n’en restait guère plus de trois mètres. Et l’eau ne cessait de monter. De monter, de monter... Finalement, elle a tout recouvert. Plouf ! Plus de terre ferme. Je dois reconnaître que c’était un peu décevant, sauf bien sûr la notion même du voyage. »
« Il y a deux semaines. L’agence de voyages m’appelle et me dit: “Devinez le produit qu’on propose maintenant: la fin de ce fichu monde!” Même avec toutes les options, ça ne coûtait pas trop cher. Alors, on a couru à l’agence. Samedi, je crois. À moins que ce ne soit vendredi... En tout cas c’était le jour de la grande émeute, quand ils ont mis le feu à Saint-Louis...
— C’était un samedi, fit Cynthia. Je rentrais du supermarché quand la radio a annoncé qu’ils se servaient d’armes nucléaires. »
Robert Silverberg offre un récit aussi court que percutant, fracassant de cynisme désabusé et de critique sur la société. Le monde s'effondre (littéralement), et plus rien ne semble avoir de sens, alors pourquoi pas aller directement à la fin ? Les catastrophes sont des sujets mondains, voire même balayés d'un coup de main. Plus personne ne sait ce qui s'est passé dans le monde aujourd'hui, tellement il y a d'évènements : c'est devenu normal.
« Quel tremblement de terre? demanda Paula.
— En Californie, dit Mike. Cet après-midi. Tu ne savais pas? Il a presque entièrement rasé Los Angeles et a remonté la côte jusqu’à Monterey. On pense que c’est le contrecoup de l’essai nucléaire souterrain dans le désert Mojave.
— Il y a toujours d’affreuses catastrophes en Californie, observa Marcia.
— Encore heureux que ce soit dans l’Est que ces amibes se soient répandues dans la nature! s’exclama Nick. S’ils avaient eu ça en plus à Los Angeles, ça leur compliquerait les choses !
— On parie ? rétorqua Tom. Deux contre un qu’elles se reproduisent par spores aériennes.
— Comme les germes de la typhoïde au mois de novembre dernier, renchérit Jane.
— C’était le typhus », rectifia Nick.
Le fait que ce livre paraisse maintenant est d'autant plus pertinent, troublant, dérangeant... et clairvoyant. La préface de l'auteur renforce encore plus ce sentiment que ce livre, écrit, en 1971, était presque une prédiction pour le monde de maintenant. Vous ne savez pas quoi lire ? Destination fin du monde est le porte-parole de la situation, la copie carbone de ces dernières années. Et vu son petit prix, je vous le conseille vraiment. Alertes sur les catastrophes écologiques dues au réchauffement climatique, aux activités humaines, alerte sur le renouveau des maladies hyper contagieuses ou l'apparition de nouveaux virus, alerte sur le désintérêt des gens pour la politique, alerte sur l'intérêt porté davantage à l'économie qu'au social...
Ruby demanda à Mike : « Tu appelleras l’agence de voyages le lendemain des obsèques ? » Mike le lui promit, mais Tom déclara qu’il y avait des chances pour que le nouveau président soit assassiné à son tour et qu’il y ait d’autres obsèques. Ces funérailles flinguaient le produit national brut, fit remarquer Stan, puisque les entreprises devaient tout le temps fermer leurs portes.
Comme d'habitude, les livres de cette collection du passager clandestin s'avèrent être des textes terriblement visionnaires, malgré le fait qu'il s'agisse de réédition de textes des années 50 à 80 (vous pourrez retrouver le catalogue des publications par ordre chronologie en fin de livre). Ça fait un peu froid dans le dos... mais la qualité est au rendez-vous. D'autant plus qu'il est vraiment bienvenu d'avoir une introduction au contexte historique du récit, ainsi que des liens vers d'autres œuvres similaires. Pour qui souhaite s'introduire au genre science-fiction sans trop se dépayser, je vous recommande fortement la collection Dyschroniques.
« Eh oui ! La SF s’écrit maintenant au présent, ce qui veut dire qu’elle se vit au présent. Et le présent pouvant être schématiquement découpé en cinq ou six lignes de force précises (surpopulation, apothéose nucléaire, fascismes scientifiques, destruction de l’environnement, empoisonnement alimentaire et pharmacologique...), un écrivain de SF [...] ne peut pas ne pas tenir compte de ces données, ne peut pas ne pas les mettre à l’œuvre dans ses textes.»
- Jean-Pierre Andrevon, in Fiction, n° 265, janvier 1976
 par Mrs.Krobb

Destination fin du monde de Robert Silverberg
Littérature américaine (traduction par Michel Deutsch)
le passager clandestin, juin 2020
5 euros

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