vendredi 19 juin 2020

"Terre errante" - Liu Cixin

Je n'avais jamais vu la nuit. Je n'avais jamais vu les étoiles. Je n'avais jamais vu le printemps, ni l'automne, ni l'hiver. Je suis né à la fin de l'Ère du freinage. La Terre venait tout juste d'arrêter de tourner. Quarante-deux années avaient été nécessaires pour interrompre la rotation de la planète, soit trois de plus que dans le plan initial dressé par le gouvernement de la Coalition. Ma mère m'a raconté comment elle avait contemplé en famille le dernier crépuscule. Le soleil était descendu, lentement, comme s'il avait décidé de faire halte sur la ligne de l'horizon. Trois jours et trois nuits s'étaient écoulés avant qu'il disparaisse enfin. Bien entendu, à compter de cet instant, il n'y a plus eu ni "jour" ni "nuit".
Trois siècles après la découverte par des astrophysiciens de l'accélération soudaine de la conversion de l'hydrogène en hélium à l'intérieur du Soleil, après l'envoi de sondes et l'émergence d'une prédiction concernant la "mort" du Soleil et son impact sur la Terre, alors que l'explosion est imminente d'une vingtaine d'années, nous voici donc sur une planète bien changée. Le voyage stellaire n'étant pas envisageable faute de planète habitable, il a été décidé de... sortir la Terre de son orbite et du système solaire, et de s'en servir comme vaisseau grâce à des propulseurs titanesques. L'Ère du freinage étant bientôt terminée, l'Ère de la fuite peut commencer, avant de passer à l'Ère... d'Errance.
Mais il y avait plus terrifiant encore : la chaleur produite par les engins. La température extérieure pouvait atteindre soixante-dix ou quatre-vingts degrés Celsius, si bien qu'il était indispensable d'enfiler une combinaison réfrigérante avant de mettre le pied dehors. La chaleur engendrait en outre de fréquentes tempêtes et le spectacle des faisceaux de plasma perforant les nuages noirs offrait une vision cauchemardesque. Ces colonnes de lumière se dispersaient pour former des halos frénétiques et multicolores. Un magma incandescent semblait alors maculer le ciel tout entier.
Nous l'avions déjà vu dans sa précédente trilogie, Liu Cixin ne fait pas les choses à moitié, et va au bout des idées les plus grandioses, au bout des grands bouleversements. La fin du monde, ok, le voyage stellaire, ok, les catastrophes, les morts inévitables, ok. Mais allons-y franchement. Il explore des terreurs fondamentales d'une façon qui me chamboule à chaque fois, plonge dans les angoisses métaphysiques et expose tout ça d'une façon pondérée et calme, en alternant avec des moments de douceur, de nostalgie, de contemplation et de moments en famille. Du Big Bang brodé sur un napperon en dentelle. Les passages sur les visions du Soleil et de Jupiter sont incroyables.
Mais les secousses qui ont suivi ont été encore plus terrifiantes. C'était comme si la main d'un colosse venu de l'espace martelait la Terre... Sous terre, nous n'avions qu'une impression vague de ces coups répétés. Cependant, nous pouvions sentir ces tremblements jusqu'au tréfonds de nos âmes. Sans relâche, les météores continuaient de pilonner la surface. Ces violents bombardements se sont poursuivis par intermittence pendant une semaine. (...) Le ciel était entièrement gris. l'atmosphère était saturée de la poussière soulevée par la chute des météores sur le sol. (...) Il a fallu attendre trois ans pour que la poussière retombe enfin. L'humanité a franchi le périhélie pour la dernière fois avant de faire route vers son dernier aphélie. Lors du passage au périhélie, les habitants de l'hémisphère Est ont eu la chance unique de pouvoir assister au lever et au coucher de soleil les plus rapides de l'histoire. Le soleil a bondi hors de la mer et traversé le ciel en trombe. Toutes les ombres ont alors tourné telles les trotteuses d'un nombre infini d'horloges. Ce jour a été le plus court que la Terre ait connu. Il aura duré moins d'une heure.
Bien sûr, on retrouve dans ce récit, tout comme dans sa trilogie plus tard, une dimension écologique et politique, entre la Terre déjà transformée énormément avant même l'installation des propulseurs qui achèvent de la détruire de l'intérieur, et les deux groupes en conflit qui se battent pour l'avenir de la planète et de l'humanité. Pour ce qui est de la réflexion sur les religions, je suis moins d'accord, mais soit, c'est un point de vue. Et évidemment, tout le côté "quel avenir, quelle Terre allons-nous laisser à nos enfants" prend une tournure hautement plus différente et périlleuse.
En raison de la terrible rudesse de l'environnement, la loi stipulait qu'un seul couple de jeunes mariés sur trois pouvait obtenir le droit de procréer. Et ce couple était désigné au hasard. Kayoko a hésité un long moment devant les dizaines de milliers de points de l'hologramme, avant d'en sélectionner finalement un au milieu. En voyant celui-ci devenir vert, elle a trépigné de joie. Au fond de moi, je n'étais pas sûr de savoir quoi penser.
Terre errante est un livre vraiment très court, 80 pages, presque une ébauche en regard de la très dense trilogie composée de : Le problème à trois corps, La forêt sombre et La mort immortelle, qui a été écrite des années plus tard. Pourtant on y sent déjà l'intensité de son oeuvre, le tragique, l'inéluctable, le cauchemardesque, l'infiniment grand et l'infiniment loin, le tout condensé drastiquement mais ne manquant absolument de rien, avec en bonus un twist de fin absolument ahurissant. En revanche, j'ai essayé de voir le film (Wandering Earth, sur Netflix) et n'ait pas réussi à tenir jusqu'à la moitié, tant je trouve que même si l'idée originale a été gardée, le film passe totalement à côté de l'histoire et de la narration de Liu Cixin.
Il m'était difficile d'exprimer verbalement la sensation de peur et d'écrasement ressentie devant le dévoilement progressif de ce monstre cosmique.
par Mrs.Krobb 

Terre errante de Liu Cixin
Littérature chinoise (traduction par Gwennaël Gaffric secondé par Laurent Pagani)
Actes Sud, janvier 2020
9 euros

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