jeudi 3 janvier 2019

"La mort immortelle" - Liu Cixin

* * * Attention, ceci est le dernier tome d'une trilogie ! - voir les deux autres tomes ici et ici * * *
Quand l'humanité apprit que l'Univers était une forêt sombre, cet enfant qui avait allumé le feu de camp et crié autour de lui pour manifester son existence l'éteignit aussitôt et se mit à frissonner de peur dans la pénombre, craignant désormais la moindre étincelle.
Les tous premiers jours, même les communications mobiles furent interdites, et la plupart des bases de télécommunications terrestres furent mises à l'arrêt forcé. Ces dispositions, qui auraient sans nul doute provoqué un chaos social à une époque antérieure, furent au contraire largement comprises et acceptées par la population. Avec le retour de la raison, les communications mobiles furent peu à peu rétablies, mais un contrôle strict continua à s'exercer sur les émissions électromagnétiques, et les transmissions sans fil devaient désormais opérer à des fréquences très basses. Quiconque dépassait les limites imposées pouvait être déclaré traître à l'humanité.
L'histoire commence de nouveau à l'Ère de la Grande Crise, soit le moment où l'humanité apprend l'invasion prochaine des Trisolariens, au moment même où le projet "Colmateur" voit le jour. Elle reprend avec encore de nouveaux personnages principaux, dont l'héroïne Cheng Xin. Son projet est d'envoyer un cerveau humain espionner la flotte trisolarienne. Elle sera plus tard mise en hibernation et réveillée lors de l'Ère de la Dissuasion, initiée à la fin du deuxième tome par le Colmateur Luo Ji. Cette ère semble être une période de paix et d'échange entre les deux civilisations, bien qu'elle se fasse à une distance respectueuse et sous une lourde menace. La face du monde change, évolue, progresse. Jusqu'au jour où Cheng Xin est élue pour remplacer Luo Ji en tant que Porte-Épée de la Dissuasion. Ici débute une histoire pour laquelle vous n'êtes clairement pas prêts. Le reste n'est que spoilers, mais il suffit de jeter un oeil à l'ouverture du roman qui se compose de la chronologie à venir.
Le véritable cauchemar commencerait si, comme le désirait Cheng Xin, son cerveau était capturé et ressuscité par les Trisolariens. Ces extraterrestres sans coeur commenceraient d'abord par connecter son cerveau à une interface, puis ils se lanceraient dans toute une gamme de tests sensoriels, parmi lesquels, évidemment, un test de douleur, celui qui les intéresserait en priorité. Ils continueraient ensuite en lui faisant ressentir la faim, la soif, le coup de fouet, la brûlure, la suffocation et toutes les formes de tortures connues : le banc du tigre, l'électrocution, le démembrement... Ils fouilleraient dans ses souvenirs, chercheraient le supplice lui inspirant la plus grande terreur, et ils retrouveraient la trace de cette méthode de torture qu'il avait un jour lue dans un étrange livre d'histoire (...) Mais si la victime du livre d'histoire mourait rapidement après un tel supplice, le cerveau de Yun Tianming resterait en vie, tout au plus tomberait-il dans le coma. Mais pour l'ennemi, ce ne serait rien d'autre qu'un ordinateur éteint. Ils le rallumeraient et recommenceraient encore et encore, par curiosité scientifique, ou simplement pour passer le temps...
Encore une fois, Liu Cixin nous montre l'étendue de son talent narratif, de son potentiel tout particulier pour les retournements de situations, le suspense insoutenable et l'alternance entre pics de progrès et crises monumentales. La mort immortelle, tout comme le deuxième tome, explore une multitude de possibilités et de scénarios très variés, sur ce postulat : l'Univers est une forêt sombre où chaque civilisation intelligente fait mieux de se dissimuler aux yeux du reste de l'immensité abyssale, ou alors d'être bien préparée à toutes les possibilités, que ce soit au niveau offensif ou défensif. Mais la guerre qui fait rage ici dépasse toutes les guerres stellaires déjà vues, remisant au placard tout l'univers Star Wars. Alors même que le principe de la forêt sombre a été exposé, Liu Cixin essaye d'insuffler un maximum d'amour et de bienveillance dans ce tome final, qui sera pourtant le plus dur des trois.
Dernière déclaration du commandant Neil Scott :
Je n'ai pas grand-chose à ajouter, si ce n'est un avertissement : le moment où la vie a quitté les océans pour rejoindre la terre a marqué un jalon dans l'histoire de l'évolution, mais les poissons sortis de l'eau ont alors cessé d'être des poissons ; de la même manière, les hommes qui entrent dans l'espace cessent d'être des hommes. Je vous le dis, prenez garde lorsque vous voudrez vous envoler sans retour dans l'espace. Le prix à payer est bien plus grand que tout ce que vous pouvez imaginer.
Si vous avez déjà des angoisses métaphysiques et existentielles profondes, attention : ceci va sûrement les augmenter encore d'un cran. Néanmoins, c'est clairement l'oeuvre de SF la plus ambitieuse et la plus complète que j'aie pu lire, qui soit aussi aboutie, tant au niveau de la construction du récit qu'au niveau des détails techniques, qu'au niveau de l'exploration et au niveau des lois de l'Univers. C'est une trilogie impossible à lâcher, qui renverse tout sur son passage, et qui offre autant d'optimisme que de désespoir. La profusion de détails et d'explications fait qu'on s'y croit à fond, tout paraît millimétré, enchâssé parfaitement, de l'horlogerie minutieuse, et même la façon dont est montée le récit fait penser aux romans policiers : chaque chose a son importance et tout finit par trouver sa place.
« Les poissons qui ont asséché la mer ont rejoint le continent avant que la mer soit sèche. Ils ont quitté une forêt sombre pour une autre forêt sombre. »
Cette dernière phrase retentit comme un coup de tonnerre. Un frisson parcourut le corps des trois passagers de la capsule et celui de ceux qui, sur les deux vaisseaux, écoutaient la retransmission du contenu de la conversation.
« Une forêt sombre... Qu'entendez-vous par là ?
- La même chose que vous.
- Allez-vous nous attaquer ?
- Je suis un cimetière, je suis mort, je n'attaquerai personne. Il n'y a pas de forêt sombre entre espaces de différentes dimensions. Une basse dimensions ne fait peser aucune menace sur une haute dimension, et les ressources d'un espace en basse dimension ne sont d'aucune utilité pour un espace en haute dimension. Mais la forêt sombre existe dans chaque dimension. »
Mon seul regret aura peut-être été au final de ne pas en apprendre plus sur les autres civilisations, les autres systèmes solaires, les autres dimensions évoquées, mais je crois qu'il est clair que ça aurait été superflu car tout est déjà dit, et en rajouter aurait peut-être trop présomptueux, ou en tout cas trop facile : comment appréhender, comprendre, raconter, décrire des civilisations qu'on n'ont rien en commun avec les humains ? Trisolaris aura été une maigre exception, bien que l'auteur n'en ait conté que les exploits technologiques et la triste histoire solaire. Eux-même resteront un mystère jusqu'au bout. Tout comme l'issue finale du roman, bien que la fin soit magistrale et qu'elle laisse ouverte la porte des possibles.
Fabriquer un accélérateur qui forme une muraille autour du Soleil, même dans l'orbite de Mercure, était digne du "chantier de Dieu". Cheng Xin comprenait maintenant que s'il était effectivement nécessaire de construire des tunnels clos à la surface terrestre, les accélérateurs spatiaux n'en avaient plus besoin dans le vide ! Les particules accélérées pouvaient tout simplement se déplacer dans l'espace et être accélérées à chaque traversée d'un nouvel inducteur. Cheng Xin ne put s'empêcher de tourner la tête pour regarder dans la direction du prochain inducteur.
- Le suivant se trouve à un million cinq cent mille kilomètres, soit à peu près quatre ou cinq fois la distance de la Terre à la Lune, c'est dire qu'on ne le voit pas d'ici, précisa Cao Bin. C'est un super-collisionneur, capable d'accélérer une particule au niveau d'énergie qui était celui du Big Bang.
Voilà, je n'en dirai pas plus pour ne pas gâcher les innombrables surprises que vous réserve ce roman, mais il y a énormément à en dire, à analyser et à contempler, et encore une fois Liu Cixin a puisé dans toutes les dimensions disponibles pour presser le fruit SF et en extraire un élixir surpuissant. Malgré le fait que la hard-SF et plus clairement la SF militaire soit souvent très masculiniste et que ça soit toujours un peu le cas ici, je note l'effort d'avoir placé dans deux des trois romans des personnages féminins forts avec un pouvoir immense et d'avoir pensé une société plus féminisée dans un certain futur (malgré les quelques remarques faites dessus qui m'ont refroidie). Il y a peut-être aussi des incohérences à quelques niveaux éminemment techniques, mais puisque je ne suis que novice dans ces domaines, tout paraît hyper pointu et possible. Bref : fans de SF, courrez-y, plongez dedans, faites-vous aspirer. 800 pages de bombe à retardement.
« Pourquoi ne se réfugient-ils pas rapidement dans les Bunkers ? l'interrogea AA en pointant la structure combinée des cités spatiales à l'extérieur.
- Ce n'est plus nécessaire, les Bunkers sont inutiles, dit Cao Bin en baissant les yeux.
- Quelle est la distance de la particule de lumière par rapport au Soleil ? demande Cheng Xin.
- Il n'y a pas de particule de lumière.
- Alors, qu'avez-vous découvert ?
Cao Bin eut un rire pitoyable :
- Un post-it. »

Bonus : extraits 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16

par Mrs.Krobb

La mort immortelle de Liu Cixin
Littérature chinoise (traduction de Gwenaël Gaffric)
Actes Sud, octobre 2018
26 euros

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