lundi 4 juin 2018

"Les groseilles de novembre" - Andrus Kivirähk

- Ça sentait la rose ? répéta le granger. Qu'est-ce qui t'a pris de le manger alors ? Est-ce que tu broutes les fleurs en été ? Comme une vache ?
- Mais c'était bon... couina le valet, les deux mains serrées sur son ventre gonflé et terriblement douloureux.
- Ah, tiens ! tu mériterais que ta goinfrerie te conduise à la tombe ! s'exclama le granger. Ton dessert oriental, c'était du savon ! Les maîtres s'en servent pour se laver. Ça ne se mange pas ! C'est du poison ! Toi, tu boufferais même de la merde si tu pouvais l'avoir gratuitement !

Andrus Kivirähk nous pose dans l'ambiance d'un tout petit village estonien, et nous fait vivre au jour le jour pendant tout le mois de novembre au milieu de ses habitants. Le manoir du baron, comme un phare dans la nuit, attire à lui comme des mouches tous les membres du village, qui viennent se servir allègrement dans ses réserves de nourriture, de vêtements... D'ailleurs, précisons-le d'emblée, le vol est ici une coutume parfaitement acquise et banale : chacun vole son voisin, parfois même sans s'en cacher. Il faut bien vivre ! Mais surtout, ce qui fait la particularité de ce village c'est le folklore.
« Le destin de l'homme n'est pas facile. On vit, on meurt, puis on se change en démon. »
Les hommes et femmes du village côtoient régulièrement les morts, qui reviennent se goinfrer le jour des morts, ainsi que le Diable, appelé le Vieux Païen ou encore le Vieux Garçon, qui traîne dans le coin pour faire des pactes avec les citoyens, venus lui vendre leur âme pour en donner une aux pantins qu'ils fabriquent - les kratts - afin que ceux-ci les servent et aillent voler pour eux. On croise également toutes sortes de maladies qui rôdent et usent d'une ruse infinie pour tromper et posséder. Il y a aussi ici et là quelques démons qui passent, mais c'est si facile de leur faire peur ou de les désintégrer qu'ils disparaissent aussitôt...
« [La Peste] est arrivée cette nuit dans notre village, reprit Villu sans attendre d'autres questions. Nous n'avons eu le temps de rien faire. J'ai juste réussi à la tromper : j'ai enfilé en vitesse un pantalon sur ma tête et lorsqu'elle est arrivée, elle m'a examiné longtemps et a dit pour finir : "Je n'ai encore jamais vu un humain à deux culs. À tout hasard, il vaut mieux que je ne le prenne pas." Et elle a passé son chemin. »
Avec ses grands sabots, l'auteur piétine l'ordre hiérarchique, tourne en ridicule les nobles, redonne de la force, de la ruse et du courage au peuple, écrase la mièvrerie des contes de fées, balaie la peur du Diable et de l'enfer. Ici, on ne se laisse pas faire ! Les personnages sont assez rustres, parfois simplets, voire carrément vilains, et passent leur temps à se tirer dans les pattes ; bon nombre d'entre eux sont même assez détestables, mais quelque fois survient quelque bienveillance, sens de la communauté, voire étincelle de l'amour naissant.
« C'est une robe très chère et de très bonne qualité ! affirma Luise. Et puis c'est presque tout ce qui reste. J'ai fouillé plusieurs fois les coffres et les valises de la baronne, mais il n'y a plus rien à prendre. Tout ce qu'il y avait d'intéressant est déjà chez moi. Parfois, j'ai un peu pitié de Madame. La pauvre, elle est aveugle et clouée au lit. Elle se renverse parfois du café sur elle, et je n'ai même pas de chemise de nuit de rechange à lui mettre ! Elle a beau être noble, elle vit comme une mendiante. Une fois, elle m'a tellement fait pitié que je lui ai apporté une des miennes.
- Une des tiennes... Mais les tiennes, ce sont justement les siennes ! remarqua Liina.
- Vu sous cet angle, oui, si on veut. Mais ce qui était avant, ça ne compte pas. Maintenant, elles sont toutes dans ma chambre. Donc elles sont à moi. Et si quelqu'un essaye de me les voler, il verra à qui il a affaire ! Je ne laisserai personne me prendre mes précieuses robes ! »
À la suite de L'Homme qui savait la langue des serpents, Andrus Kivirähk nous livre donc un livre qui se situe aux frontières du fantastique, qui dépeint une vie de misère, d'isolement, de pauvreté, de sale temps et de filouterie, qui s'inscrit dans la mythologie, le folklore et la sorcellerie estonienne. Son plus grand atout ? Le fort caractère qu'il donne à ses personnages et son sens de l'humour qui vient trancher comme un grand couteau dans la purée de pois, la gadoue, le gel qui transforment tout en tragédie et glacent même le plus tendre des cœurs. Et dans l'ambiance générale, un petit air de Hieronimus Bosh, de Pieter Brueghel l'Ancien. Un peu mystique, sacrément burlesque, bigrement cocasse, terriblement sombre... Andrus Kivirähk est décidément un auteur à avoir lu.
En entendant son nom, le diable, en enfer, dressa ses oreilles de cochon, mais il resta chez lui, car le temps était trop pourri.

Bonus : extraits 1, 2, 3

par Mrs.Krobb

Les groseilles de novembre (Chronique de quelques détraquements dans la contrée des kratts) de Andrus Kivirähk
Littérature estonienne (traduction par Antoine Chalvin)
Le Tripode, octobre 2014
21 euros

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire