lundi 18 mars 2019

"Zéropolis" - Bruce Bégout

Le nul qui compte, le néant du néon. Ville du degré zéro de l'urbanité, de l'architecture et de la culture, ville du degré zéro de la sociabilité, de l'art et de la pensée. Ville quelconque où tout recommencer à zéro, toucher le fond et remonter à la surface, en accumulant des zéros sur un écran. Ville du vacant, du rien et de l'absence qui fait pourtant ville. Ville du trop qui devient sans, de l'excès qui se mue en défaut, de la profusion qui tourne en privation. Atome de ville et ville atomique, contradiction faite ordre, délire architectural et confusion sociale, Las Vegas essaie tant bien que mal de se construire une image intègre, en opposition constante au désert qui la cerne de partout et qui lui rappelle sans cesse sa vacuité originelle.
Welcome to Fabulous Zeropolis Nevada, proclame la couverture. Et déjà elle donne le ton : du néant noir absolu du fond de l'image et qui recouvre le livre, flottent dans le vide des points de lumière, des panneaux à néons, des phares de voitures. Une rangée d'autos et d'immeubles qui s'auto-reflètent. Zéropolis, Las Vegas, ville nouvelle créée à partir de rien, qui ne proclame rien, malgré son fracas terrible qui saute aux yeux et aux oreilles et qui avale tout cru. Bruce Bégout en fait le tour (la ligne)(rapide) en peu de pages, avec une simplicité tout efficace qui contraste avec l’exubérance.
En 1513, sur ses brochures, l'Atomic View Motel garantissait pour sa part une vue imprenable, de n'importe laquelle de ses chambres, sur le phénomène. Aujourd'hui les dangers de l'irradiation nucléaire sont mieux connus, et cet épisode tragique de l'histoire de la ville semble vouloir être passé sous silence (la plupart des spectateurs ne sont d'ailleurs plus là pour en témoigner). Toutefois les effets secondaires de la Bombe se font encore largement sentir. Presque tout, dans la manière d'être la plus habituelle de la ville, rappelle en effet une déflagration : explosion démographique, boom économique, ville champignon, etc. Las Vegas est née pour briller, fuser, éclater. Ville nuclaire mais sans noyau, où tout, des places de parking aux chambres de motel, des casinos aux centres commerciaux, devient fission et effusion, où la technologie la plus moderne le dispute à l'occupation la plus ancienne : le jeu. Gouffre d'énergie, dévoreuse et rieuse, la cité du jeu s'est donc placée sous le double sceau de l'électricité et de l'atome, de l'onde et du choc.
Ce qui ressort en premier, avant tout, c'est l'électricité, la lumière, le son, l'aspect "feu d'artifice" qui fait autant exploser les sensations que le porte-monnaie. Et comme l'électricité, ce que promeut Las Vegas est impalpable : un sentiment, une exaltation, la promesse du vide, de repartir à zéro, d'être hors du monde, de n'avoir rien à faire d'autre que le fun. De toute façon il n'y a rien d'autre à faire : Las Vegas n'a pas d'histoire culturelle ni sociale, elle ne promet que des histoires, des fabulettes, de la poudre aux yeux. Elle vous promet de faire partie de l'histoire, à sa manière, d'une façon totalement inconséquente mais satisfaisante.
Que ce soit des institutions (mariage, baptême, etc.) ou des traditions, Las Vegas se moque de tout. Chaque réalité, elle la tourne en dérision. Sans se soucier de l'histoire, elle broie tout évènement humain dans un chyme électrochimique et parodique qui ne laisse absolument rien intact. Ce faisant, elle révèle la scène primitive de la société : l'impossibilité de croire à la vérité de l'autre. Elle fait d'autrui un parfait inconnu, puisque tout ce qui signale sa présence, la culture et la civilisation, est ici proprement ridiculisé. Pour la première fois l'excès se mue en défaut, et la capitale de l'exagération laisse poindre des moments de déficience totale : indigence culturelle, sociale, esthétique. Sous son hémorragie de lumières et de spectacles en tous genres, elle met au jour une vérité cruelle et pourtant nécessaire à affronter si l'on veut pouvoir continuer à vivre : "tout n'est qu'une immense et grotesque farce".
Telles des enfants, les personnes qui viennent à Las Vegas pour écumer les casinos ont comme l'impression de jouer à la dinette : l'argent est dissimulé, plastique, on est là seulement pour faire comme si, pour s'amuser, sans penser aux conséquences réelles pour soi - et plus globalement, aux conséquences directes de la ville en terme d'écologie / économie. Las Vegas est un parc d'attraction pour adultes, qui brouille tous les codes et les recrache en une bouillasse indigeste pour tous les sens.
Séparé du monde par une pellicule atmosphérique, on assiste en direct à la retraite de toutes choses, au deuil de toute proximité. Cryogénisé vivant, on est l'enfant-bulle sous cellophane qui tente tant bien que mal de retrouver le contact perdu avec la réalité. Il nous semble avancer sur un coussin d'air permanent, nager sans effort dans une ambiance indéfinissable qui annihile toute sensation d'apesanteur et de résistance. Sans corps ni présence, on flotte dans les allées comme un spectre, au front duquel les quelques minuscules gouttes de sueur qui se dessinent timidement se transforment aussitôt en cristaux de glace, nous indiquant par là que notre procès en minéralisation est en marche.
Parlant de parc d'attraction, c'est un thème plutôt familier à Bruce Bégout, puisqu'il a aussi écrit Le ParK. On est donc en terrain déjà conquis. Il n'y a pas grand chose à apprendre de nouveau de son analyse de Las Vegas, et d'ailleurs ça résonne bien avec une de ses phrases d'entrée : « Je ne serais pas très loin de la vérité, me semble-t-il, si, à celui qui, d'aventure, me poserait la question de savoir ce que j'ai appris à Las Vegas, je répondais tout simplement : "rien". Par là, non seulement je voudrais dire que la ville ne ressemble elle-même à rien, pur chaos urbain, mais je signifierais aussi que je n'y ai rien vu que je n'aie déjà su. » Néanmoins, c'est un livre que j'ai réellement apprécié - quand bien même la simple pensée de Las Vegas me donne des frissons de fièvre -, parce que j'aime tout particulièrement l'écriture de Bruce Bégout. Lucide, simple, parfois pragmatique, parfois fantaisiste, cynique - clairement, analytique et joueuse. Après Le Sauvetage qui m'avait quelque peu laissée sur ma faim, j'ai lu avec un vrai plaisir ce livre-ci, seulement parce qu'il arrive à m'entraîner là où je n'ai pas envie d'aller et à me rendre plaisant un voyage que j'aurais détesté.

Bonus : extraits 1, 2, 3, 4, 5, 6

par Mrs.Krobb

Zéropolis de Bruce Bégout
Littérature française
Allia, janvier 2002
6,50 euros

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