lundi 15 juillet 2019

"La cinquième Saison" - N. K. Jemisin

Commençons par la fin du monde - pourquoi pas ? On en termine avec ça, et on passe à quelque chose de plus intéressant.
La cinquième Saison, c'est la Saison où la Terre gronde, tremble, éructe, s'étire, se tasse, se fait entendre. Chaque cinquième Saison apporte des changements majeurs qui obligent les humains vivant sur cet unique continent (le Fixe) à se retrancher dans des caches pour y vivre parfois quelques années, voire quelques siècles. L'énergie terrestre, voilà le thème principal de ce livre aussi puissant qu'un tremblement de terre. Et cette énergie - celle du feu, de la roche, de l'eau et de l'air - est maîtrisée, ou du moins ressentie de façon viscérale, par les Orogènes, rares parmi les humains. Leur pouvoir, méprisé à cause de la peur de cataclysme qu'il engendre, est pourtant une ressource recherchée par le Fulcrum, école d'autorité qui entraîne les orogènes et leur offre une certaine sécurité en contraste avec le fait que les orogènes sont vite exécutés dès lors que leur pouvoir est connu. La grande Histoire, la table des Lois, la Religion de cette Terre Fracturée s'appelle la mnésie, et fait écho des différentes civilisations qui se sont succédé et de la meilleure façon de survivre. Le récit commence à la fin du monde, de ce monde.
Premièrement, garder les portes. Veiller à la propreté et à la sécheresse des caches. Obéir à la lithomnésie. Prendre les décisions difficiles. Peut-être alors, à la fin de la Saison, restera-t-il des gens pour se rappeler à quoi devrait ressembler la civilisation.
Il est rare que je m'épanche trop sur un résumé, mais ce livre de N. K. Jemisin est d'une telle densité qu'il est difficile d'en faire le tour si facilement. La narration s'opère autour de trois personnages orogènes féminins, qui fuient toutes quelque chose, et qui sont chacune marquées par la présence d'un homme, à la fois protecteur et extrêmement dangereux. L'autrice nous balade sur les routes et les différents paysages de ce continent que l'on découvre petit à petit, et avec lui ses nombreuses civilisations, passées et présentes. Les choses se présentent petit à petit, et l'intrigue nous balade elle aussi, fait de grands détours pour subitement nous exploser en pleine face. La façon dont N. K. Jemisin construit son récit est à la fois intrigante, déroutante et aussi très cohérente.
« Tu es le verre que produisent les montagnes de feu, reprend-il tout bas. Un cadeau de l'immense Père Terre. Mais le Père Terre nous déteste, ne l'oublie jamais. Ses cadeaux se paient, et ils sont dangereux. Si nous te recueillons, si nous t'affûtons pour que tu sois assez tranchante, si nous te traitons avec le soin et le respect que tu mérites, tu deviendras précieuse. Mais si nous te laissons dans ton coin, tu couperas jusqu'à l'os la première personne à te heurter par accident. Ou, pire, tu exploseras, et tu feras du mal à beaucoup de monde. »
Sous couvert de Fantasy / Science-Fiction (Science-Fantasy ?), il est clair que les thématiques abordées - les TRÈS nombreux sujets abordés de façon plus ou moins subtile - trouvent un écho dans notre civilisation à nous, et sur cette même planète. D'ailleurs, il est fort possible de supposer que le récit s'inscrit dans une sorte de futur lointain sur la Terre, qui aurait subi tellement de Saisons qu'elle en serait redevenue comme au temps de la Pangée et de l'instabilité géologique (après un point de non-retour atteint à cause de la surexploitation des ressources, du réchauffement climatique). Les rapports humains sont les mêmes que les nôtres : xénophobie (envers les orogènes, pas tellement envers les populations éloignées du même continent), système de castes et exclusion des hors-communauté, femmes encore souvent perçues comme reproductrices, esclavage, génocide, "chasse aux sorcières", le contrôle oppressif appliqué aux populations qui dérangent... La religion est celle de la Terre, du Père-Terre, plus précisément, et celui-ci n'est PLUS bienveillant et compte probablement bien décimer toute trace d'humanité.
À en croire la légende, le Père Terre ne détestait pas la vie, à l'origine.
Les mnésistes racontent même qu'Il a fait tout Son possible pour en faciliter l'émergence déconcertante à Sa surface, il y a de ça très, très longtemps. Il a conçu des saisons prévisibles et régulières ; Il a veillé à ce que les vents, l'océan, les températures changent assez lentement pour que le moindre être vivant puisse s'adapter, évoluer ; Il a invoqué des eaux capables de se purifier et des cieux de s'éclaircir après l'orage. Il n'a pas créé la vie - le hasard s'en est chargé -, mais Il l'a trouvée fascinante, Il s'est réjoui de son existence, Il a été fier de S'offrir à une beauté aussi étrange et indépendante.
Et puis les hommes se sont mis à Lui infliger des horreurs. Ils ont empoisonné Ses eaux au point qu'Il ne pouvait plus Lui-même les purifier, et ils ont tué une bonne partie des autres vies qui s'épanouissaient à Sa surface. Ils ont percé la croûte de Sa peau et se sont enfoncés dans le sang de Son manteau pour accéder à la moelle suave de Ses os.
Le thème des pierres est très présent, entre le sort de la planète, le pouvoir des orogènes, les obélisques de gemmes mystérieux qui orbitent dans le ciel, les "mangeur•ses de pierres" mi-statue / mi-humain•e•s, les noms et attributs donnés par le Fulcrum, ainsi que la cité construite à l'intérieur même d'une géode géante de cristal... Et forcément, ça a beaucoup fait écho en moi. Mais aussi, ça m'a pas mal rappelé le cycle de Terremer de Ursula Le Guin (et surtout le premier tome) et globalement la volonté d'Ursula Le Guin a faire tourner beaucoup ses récits au plus proche de la Terre. Il y a aussi un petit quelque chose qui me fait penser à la saga de Clélie Avit sur les mages des quatre éléments (bien qu'il s'agisse plus de littérature jeunesse, on retrouve quand même un même thème assez cruel).
C'est une géode. La manière dont la roche qui vous entoure se transforme soudain en autre chose est facile à valuer. Le caillou dans le torrent, le gauchissement dans la trame ; il y a de cela une éternité incommensurable, une bulle s'est formée au sein du Père Terre dans un flot minéral en fusion. Et, dans cette bulle, nourris de pressions inconcevables, baignés d'eau et de feu, des cristaux ont grandi. Celui-là fait la taille d'une cité. Ce qui explique sans doute que quelqu'un y ait construit une cité. Vous vous tenez devant une vaste caverne voûtée, où se pressent des piliers de cristal luisants aussi gros que des troncs d'arbres - de gros troncs d'arbres. Ou que des bâtiments - de grands bâtiments. Ils dépassent des parois, pêle-mêle chaotique, longueurs et diamètres variés, couleurs diverses.
C'est difficile de parler plus en avant du livre sans trop en dire, mais je tiens à dire qu'il est vraiment très rare que je me fasse entraîner à ce point dans un univers aussi riche, puissant, aussi cruel que magnifique, avec tellement d'enjeux qui ne sont d'ailleurs pas tellement fictifs que ça, des personnages aussi intenses, complexes et aussi attachants. J'hallucine un peu de ne découvrir ce livre que maintenant, alors même que la trilogie (en tout cas son début) mérite amplement les prix décernés (un à deux prix remportés par chacun des tomes), mais je m'en délecte d'autant plus qu'elle arrive pile au bon moment pour moi. J'avoue même n'avoir rien réussi à lire avant de me plonger dans le deuxième tome (j'en ai donc profité pour regarder la nouvelle saison de la série DARK, que je conseille aussi), alors attendez-vous à trouver ici bientôt la suite des aventures. C'est un énorme coup de cœur pour moi ! Je sens que cette trilogie va devenir pour moi aussi iconique que ne l'a été la Croisée des Mondes de Philip Pullman. Bref, lisez La cinquième Saison, ça va réaligner vos chakras.
À ceux qui doivent conquérir de haute lutte le respect que n'importe qui d'autre obtient d'office.
Bonus : extraits 1, 2, 3

par Mrs.Krobb

La cinquième Saison - Les livres de la terre fracturée, t.1 de N. K. Jemisin
Littérature américaine (traduction par Michelle Charrier)
Nouveaux Millénaires (J'ai Lu), septembre 2017
23 euros

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