À l'origine fut la vitesse, le pur mouvement furtif, le « vent-foudre ».Faire partie de la Horde du Contrevent, c'est une véritable mission de vie, plus qu'un métier ou une aspiration, ça commence aux premières lueurs de la vie et ça termine avec la mort, voire plus tard encore. La Horde dont il est question ici, est la 34ème. La 34ème à remonter le monde de l'Aval à l'Extrême-Amont, ce point situé à l'autre bout du monde et qui en marque la fin. La source. La source du vent, qu'il faudra contrer, donc, sur tout le chemin. Et des vents, il y en a énormément, chacun a un nom, un souffle, une vitesse, une particularité, chaque souffle est une note, chaque vent une symphonie. La Horde est composée de 23 membres : un traceur, un prince, un scribe, un troubadour, un combattant-protecteur, un géomaître, un pilier, deux oiseliers-chasseurs, un fleuron, un éclaireur, deux ailies, une aéromaîtresse, une soigneuse, une cueilleuse-sourcière, un braconnier du ciel, un artisan du métal, une feuleuse, un artistan du bois, et trois crocs. Jusqu'ici, aucune Horde n'a jamais été jusqu'au bout de la mission, mais celle-ci y arrivera peut-être, sinon, ce sera probablement la dernière. Chacun, de sa voix propre, raconte l'histoire de la Horde.
Puis le cosmos décéléra, prit consistance et forme, jusqu'aux lenteurs habitables, jusqu'au vivant, jusqu'à vous.
Bienvenue à toi, lent homme lié, poussif tresseur des vitesses.
Dans les carnets de contre que j'ai pu lire, durant ma formation de scribe, le furvent a toujours occupé une place à part. Il reste la figure active et imprévisible de la mort. Chaque horde en a rencontré - parfois jusqu'à sept ou huit, et chaque scribe a tenté, dans la mesure de son savoir et de ses moyens, d'en extraire des leçons qui puissent sauver les hordes futures. Ces leçons sont étranges, folles parfois, plus souvent profondes et saines. Elles sont toutes émouvantes par ce fil, par ce don qu'elles tendent, du bout des doigts, vers l'avenir. Comme si, même détruire, même disloquée, une horde gardait encore au fond d'elle-même, enkysté dans sa foi, l'espoir qu'une seule d'entre elles, plus tard et plus loin, peut-être des siècles et des siècles en amont dans le futur, atteindra enfin, grâce aux exploits cumulés des autres, l'Extrême-Amont - et qu'ainsi elles seront justifiées, toutes quoi qu'elles fissent, et pour toujours.Je ne vais pas vous mentir, j'ai eu du mal à commencer ce livre. Et pourtant, depuis le temps que je voulais m'y mettre, c'était vraiment le bon moment pour le lire, la meilleure disposition de corps et d'esprit, juste après le chaos pétrifié de N. K. Jemisin (voir ici, ici et ici). Alors j'ai ramé, ou plutôt non : j'ai contré. Ça commence avec la présentation d'une vingtaine de personnages direct, et c'est chouette parce que ça permet d'y revenir plus tard, quand on comprendra rien à qui parle à qui, qui fait quoi, qui vient d'où. Mais du coup moi, j'avoue, j'ai oublié. C'était un livre numérique, alors c'était trop compliqué pour moi de revenir à chaque fois à la bonne page. Le défi. Pendant la moitié du livre, j'ai appréhendé cette masse sans visage, qui parle à tour de rôle, comme des cellules d'un même corps, presque anonymes sans leur fonction. Et quelque part, c'est pas plus mal ? Je veux dire, ça renforce l'idée de la Horde, le fait que chacun•e n'existe que par ce qu'il ou elle apporte au groupe. Pas le temps d'exister en tant que soi. Il y a aussi le fait que le chef, le Traceur de la Horde, m'était tellement antipathique. Robuste, vaillant, solide, capable de faire tenir un groupe d'une vingtaine de personnes, mais aussi imbuvable. Et soudain, arrivée à un certain moment, je les ai aimé•e•s si fort ?
À écouter les réactions des hordiers, je me rendais compte que nos visions des formes générées par le chrone différaient. Ces écarts me dérangeaient. Si le véramorphe révélait la vérité d'un être, pouvait-il y avoir des vérités flottantes, voire plusieurs vérités ? Ou fallait-il que j'en conclue, comme me le lança Sov avec un aplomb qui m'agaça, que l'être « en-soi » n'existait pas, qu'il n'y avait que des êtres « pour et parmi les autres », que chaque hordier n'était au fond « que le pli particulier d'une feuille commune », « un nœud dont la corde est fournie par les autres » ?J'ai d'abord été intriguée par cet univers, je me disais : c'est quoi, une théorie bizarre sur une Terre plate ? La recherche des origines ou de la destruction du monde ? La quête spirituelle vers un Dieu souffleur de vent ? Une sorte de sport un peu loufoque ? Et puis, clairement : courir après du vent, ça semble un peu vain, au début. La vérité, c'est que sous des airs de vanité et d'impossible, la mission de la Horde est vraiment à la fois vide de sens et son contraire. Malgré une entrée en matière laborieuse, donc, j'ai contré, j'ai avancé contre un vent qui me rendait la lecture difficile d'abord, et ça a duré pas mal. Mais progressivement, et surtout à partir de la moitié du livre, le vent, au lieu de me prendre de face, m'a bousculé dans le dos, et m'a saisie au vol, pour que je finisse les dernières pages emportée dans un siphon, carrément. L'important, c'est pas la chute, c'est le voyage ? Ou un truc comme ça. Et pourtant, la chute ! Ah ! Je m'y attendais et j'ai quand même été surprise. J'ai adoré découvrir les dernières formes du vent, j'ai été fascinée par les chrones et les vifs, j'ai été soufflée par le courage et la détermination sans faille de la Horde alors que moi j'y croyais pas du tout, j'avoue. Je pensais que je décrocherai et la vérité c'est que j'ai fini tellement accroché que j'en aurai presque pleuré.
Il y eut à nouveau des chrones qui saluèrent et se retirèrent (en douce), mais je ne reconnus aucun pote. Des arbres furent refleuris ou recrachés secs, d'autres engrossés de chats, des cactées surgirent du sable pêle-mêle, des chars à voile firent coucou, des animaux du genre furtif laissèrent quelques traces impossibles. Pour épatant que ça vous paraisse, ce n'est rien en comparaison de ce qu'ils font (les meilleurs) là-haut. Parole de Larco ! Eux, les muages, ils créent à partir de rien, de vent pur, d'un peu d'air et d'eau (de lumière), ils façonnent des étoiles, des lunes planquées dans la voûte, ils t'inventent le temps qu'il fera, ils font pousser des forêts sur des couches de brume, et de vaisseaux (sans voile, tout confort) qui nous larguent discrètement du gibier quand ils nous savent bredouilles à la chasse.Alors mon conseil, c'est de pas se décourager. C'est d'ailleurs là un des messages les plus forts du livre : s'accrocher, se souder, continuer droit, suivre son but, son idéal, continuer, coûte que coûte. Et franchement, si tu dépasses ça, alors vraiment, tu seras pas déçu•e. L'écriture de Damasio est une écriture qui lui est propre, il joue avec, il la fait chanter, danser, valdinguer, même, siffler ; elle est parfois lyrique, parfois piquante, parfois d'une lourdeur pâteuse, mais surtout, elle vous émerveillera quand il écrira un chapitre sur une joute verbale en plusieurs actes mêlant palindromes et escaliers de mots, et rien que ça c'est un exercice de style qui manque pas d'audace. Le personnage-troubadour Caracole va vous en faire voir, dans tous les sens et même sans les mains, sans les dents, sans le vent.
Un conte de Caracole, ce n'était pas une voix plus un récit, c'était un cosmos local, enfanté sur un feu. Il y avait certes une ligne, celle de l'histoire, qui partait d'un début pour aller vers une fin. Mais les contrepoints, qu'entre chaque laisse il faisait jaillir, brisaient à ce point cette ligne, lui imposaient une cadence si particulière, comme un galop tronqué, la doublaient de tant de claps, de tapes, mates, de bruits et de cris, de gestes, de tours et de tambours, l'habitaient de tant de dessins esquissés dans la cendre, de couleurs jetées sur une nappe, d'architecture de petites pierres, d'objets animés, amenés puis masqués, y ajoutaient une telle variété d'interprètes pris à la volée dans le public, de choristes complices, de musiciens alliés que le conte initial - cette pure voix chantante dont se contentaient tant de troubadours, même parmi les plus illustres - Caracole en éclatait princièrement le cristal, pour un résultat inouï.J'avais lu et écouté plein d'interviews d'Alain Damasio, y avait pas de raison que j'apprécie pas ses livres, alors j'ai voulu commencer par celui-là, avant Les Furtifs, et je sais pas si c'est le plus facile, mais en tout cas, c'était celui qu'il me fallait, tout de suite maintenant. Un truc brut de décoffrage, qui s'affine, se raffine, et devient diamant brut, pas parce que c'est parfait et sans défaut, mais parce que ça a tellement pris en densité, en force, en solidité, en richesse. Je dédicace d'ailleurs cette chronique à ma maman (la meilleure), sans qui j'aurais encore relégué ce livre dans la pile en cascade des "à lire absolument mais je sais pas quand", et à ma soeur, qui m'a fait découvrir la collaboration entre Rone et Damasio (que vous retrouverez ici plus bas). Bref, à ma Horde, celle que j'ai du lien du sang, et à toutes celles et ceux qui ont contré mille vents avec moi, même si les escales nous ont éloigné•e•s, que les vents vous mènent vers l'infini et au-delà.
De mon passé de rafale, je n'ai jamais cherché à dégravoyer le lit. Mes souvenirs sont faits d'épaisseurs, de vents et de poussière. Je coule, j'avance à pas élastiques, délardé comme une pierre, étréci jusqu'au dense, jusqu'à l'axe. Avant même de naître, je crois que nous marchions. Nous étions déjà debout, la horde entière étalée en arc, déjà fermes sur fémurs et nous avancions avec nos carcasses raclées et nos côtes nues, les rotules rouillées de sable, à griffer le roc avec nos tarses. Nous avons marché longtemps ainsi, tous ensemble, à chercher la première de toutes nos prairies. Nous n'avons jamais eu de parents : c'est le vent qui nous a faits.Bonus : Rone ft. Damasio "Bora Vocal" (audio) + extraits 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10
par Mrs.Krobb
La Horde du Contrevent de Alain Damasio
Littérature française
Folio SF, mars 2015 (original : 2004)
11, 40 euros
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